
Ma mère et moi, ce ne fut jamais une histoire d’amour. Ça arrive parfois et pour moi ce fut le cas. Pas tiré le bon numéro à la loterie de la vie, c’est comme ça, faut faire avec… Enceinte par accident à vingt ans, elle ne m’avait pas désirée, me l’a assez dit durant mon enfance et comble de malchance, à une époque ou la contraception et l’échographie n’existaient pas, je fus une fille, là où elle ne désirait qu’un garçon ! Elle s’est mariée à mon père en avril, je suis née en juin. Elle ne m’avait pas choisi de prénom. J’aurais dû me prénommer : « Patrick »… Une longue et drôle histoire de généalogie maternelle, où depuis au moins quatre générations, de moi connues, les mères avaient détesté leur fille… Heureusement, mère de deux filles et d’un garçon, j’ai arrêté le cycle (du moins j’espère… j’y ai tellement travaillé !) A quarante-six ans, j’ai enfin compris, quand elle m’a avoué, ou plutôt lâché d’une manière désinvolte au détour d’une conversation, comme un fait anodin, qu’elle m’avait mis en nourrice, dès la naissance, en Picardie alors qu’elle habitait avec mon père la proche banlieue parisienne. J’y suis parait-il restée jusqu’à l’âge de deux ans. Pour créer du lien, on fait mieux… Je suis fille unique, ce fut peut-être une chance, pour les frères ou sœurs que je n’ai pas eu ! Le reste de mon enfance fut une succession de « reprises » fugaces et malheureuses, pour cette mère qui n’en avait aucune vocation et pouvait se montrer très violente. Mes seuls bons souvenirs d’enfance furent chez mes grands-parents maternels, qui m’ont en partie "élevée" et choyée, après son divorce, lorsque j’avais cinq ans. A seize ans, après la mort de mon père, elle m’a jetée à la rue, sans plus de forme. A quatorze ans, cette folle m’a emmené au bord de la Seine, sous le pont de Saint-Cloud, en me disant : « Il faut que l’une de nous deux disparaisse. Saute ! » Mais rassurez-vous, on s’en remet, parfois. Ce fut mon cas, je devais avoir un fort capital de « vie » en moi. Une espèce de « bonne étoile » et surtout une bonne nature pour la dérision et l’humour, ce qui m’a probablement sauvé !
Je l’ai peu vue durant ma vie d’adulte, mais sa méchanceté m’a bien poursuivie, car elle, se manifestait régulièrement et pas pour le meilleur, malheureusement… Pour rester dans le thème humour noir de ce billet de Toussaint, une petite anecdote éclairante : à trente ans, déjà pourvue de deux jeunes enfants, on m’a annoncé que j’avais un cancer du sein. L’ayant appris via mon ex-mari, elle a débarqué chez moi, sans prévenir et en colère, pour me demander : « comment je comptais payer mon propre enterrement ? » Fauchée chronique (c’est une autre histoire généalogique… et analytique), j’avoue que c’était bien une question que je ne m’étais pas posée… Pourtant, à ce moment là, je m’en posais mille, mais celle-là, j’avais totalement oubliée ! Avec un grand sens de la répartie, je lui ai répondu que ce n’était pas le plus grave et qu’au cas où je n’en sortirais pas (ce qui n’a pas eu lieu puisque je vous cause aujourd’hui), elle pourrait me mettre à la fosse commune ! Cela ne me dérangeait nullement. Ce à quoi elle me répondit, qu’elle s’était renseignée et que même dans ce cas de figure, elle devrait payer quand même… Car étant ma mère, c’est vers elle que se retourneraient les autorités. Finalement ce choc, car s’en fut un quand même - malgré ma « bonne nature » - fut salutaire. Je me suis fait opérer et j’ai pris la sage décision de mettre une solide barrière entre elle et moi. Il faut bien se protéger des gens nocifs. Elle est revenue à la charge, de temps à autres, mais j’ai quand même réussit à me « sauver » au minimum. Ce qui n’empêche malheureusement pas les cicatrices indélébiles des enfances saccagées… Faut faire avec et heureusement, j’ai rencontré des tas d’autres gens positifs, pour grandir et vivre à peu près normalement et heureuse. La littérature a aussi son lot de Folcoche…
Ma fille aînée, qui cultive un grand « sens de la famille », la voyait épisodiquement et me tenait vaguement au courant de ce qu’elle devenait et ce n’était pas brillant… Un jour, il y a dix ans très exactement, elle m’annonça que ma mère était mourante à l’hôpital, dans le coma, après une chute dans ses escaliers. C’est sa petite-fille que l’hôpital avait prévenu, vu que moi je n’existais plus pour ma propre mère… Fille indigne, jusqu’au bout. Y compris dans ses papiers administratifs. Nous partîmes ensemble, pour une dernière visite. Ce fut une belle tempête dans ma tête, durant ce voyage inoubliable. Un soulagement, comme un cauchemar qui va enfin cesser. Pas de tristesse et bizarrement, des sentiments de « pardon », que je lui accordais, jusqu’au désir de lui tenir la main, jusqu’à la fin. Sans doute n’y tenait-elle pas, puisque lorsque nous sommes arrivées en fin d’après-midi, elle était décédée depuis deux heures. Je ne l’ai donc jamais revue, bien que l’hôpital me l’ait proposé et je garde une foule de questions, auxquelles elle ne me répondra jamais. Voilà, cela aurait pu s’arrêter là, comme un vilain conte de Noel à la Dickens, mais le cauchemar ne s’arrêtait pas là, vu que c’est une histoire de Toussaint et qu’après la mort physique, il y a les obsèques. Que nous sommes nombreux à avoir vécu, plus ou moins bien, suivant les circonstances.
Ma fille aînée, travaillant, a dû repartir le soir même à Toulouse et je me suis donc retrouvée seule, dans l’appartement de cinq pièces surchargées, en location, que ma mère habitait 24h plus tôt, à Rodez, et où je n’avais jamais mis les pieds. Je devais le vider au plus vite, dixit le propriétaire peu amène et par obligation, fouiller l’intimité d’une femme dont j’ignorais tout de la vie courante. C’est une impression très bizarre et follement angoissante. Découvrir un décor inconnu, des placards, des cartons, des sacs, à ouvrir, être submergé par une tâche à laquelle je m’étais efforcée de ne jamais penser. L’urgence de trouver ses papiers administratifs. Le soulagement de découvrir qu’elle avait souscrit une assurance-décès. Vu que j’étais allocataire du RSA, à quelques mois de ma retraite, la question m’angoissait quelque peu… Trouver des photos, lire des courriers, des tranches de vie, de moi ignorées. Chercher qui prévenir pour l’enterrement. Sans surprise, elle n’avait pas d’amis et plus de famille, sinon très lointaine, avec qui elle ne semblait pas avoir de rapports. Pas d’animaux, dieu merci. Cela se résumerait donc avec mes enfants et moi. Les deux aînés, la cadette qu’elle n’avait vue qu’une seule et unique fois, étant en Argentine à ce moment là… J’y ai passé la nuit entière, à l’aube, exténuée, j’ai cherché où dormir. J’ai fini roulée en boule dans une couverture, sur le canapé du salon. Tout me répugnait, pourtant l’appartement était propre. Me servir de ses affaires, manger, se doucher, utiliser les toilettes, me demandait un effort incommensurable. Imaginer qu’elle était là, quelques heures auparavant, me faisait trembler. Les appartements ont une odeur. Moi qui y répugne habituellement, j’ai vaporisé du déodorant partout, à dose industrielle. Il me fallait dépersonnaliser ce monticule de « choses » dont je ne voulais à aucun prix. Je me souviens de cette semaine horrible, comme si j’avais été en pilote automatique…
Le lendemain, mon fils et ma belle-fille sont brièvement venus. Une amie a qui je voue une éternelle et folle reconnaissance pour ça, est venue m’aider durant trois jours. Nous nous sommes tapé un déménagement dément en un temps record et le soir, nous mangions toutes les provisions de luxe de ma mère, dans une orgie de foie gras, de bouteilles de bordeaux millésimées, en riant nerveusement comme des folles. La dame de l’assurance décès est venue et suivant les désirs de ma mère, nous avons tous fini au crématorium d’Albi par un matin pluvieux.
Le cercueil de chêne verni de ma mère, heureusement fermé, reposait sur deux tréteaux, sous un immense écran plat, incongru à cet endroit. Nous étions dans un hangar vitré, de ces tristes banlieues commerciales et industrielles, qui entourent les villes. Un décor de posters niais à souhait, sur des cloisons amovibles comme dans un open-space… Un monsieur des pompes funèbres, long comme un jour sans pain, courbé, est venu nous informer avec la tête de circonstance, du déroulement de la « cérémonie ». Nous allions voir sur l’écran, le dernier « voyage » du cercueil vers le four, puis après une certaine attente, on nous remettrait l’urne. Fatiguée, j’ai entendu tout ça d’une oreille distraite, me contentant d’acquiescer comme un automate. Le monsieur a disparu, nous laissant nous « recueillir » près du cercueil dont nous nous tenions tous, à bonne distance. La musique de supermarché a démarré et des images aussi niaises que les posters se sont matérialisées sur l’écran plat géant. Des champs de fleurs ondulantes au vent… C’est là que j’ai piqué ma crise !
Un tsunami de haine a déferlé brusquement en moi. Une envie démentielle de foutre des coups de pieds colériques dans ce foutu cercueil. Le réduire en miettes si possible. Détruire, tout casser ! Les murs, les posters, l’écran, tout, tout, tout. Je tremblais d’une onde de violence de la tête aux pieds. Heureusement que mes enfants étaient là, ils m’ont pris dans leurs bras, m’ont embrassée, chérie, bercée. Je leur ai tout déversé sur cette femme qui ne m’avait pas aimée, enfin en larmes, un torrent de larmes et de morve. Et l’urne… Putain d’urne ! Qu’est-ce que j’allais en foutre ? Bon dieu, putain de saleté d’urne… Mais je n’en voulais pas ! A aucun prix. Putain d’urne, je l’avais oublié celle là… J’ai tout proposé à mes enfants dans ma colère. La foutre dans une benne à ordures, répandre les cendres sur un tas de fumier, les verser dans les chiottes, tirer la chasse, ne pas la prendre ni même la toucher, n’importe quoi. Fuir, je voulais fuir, le plus loin possible.
Treize ans de thérapie, pour en arriver là !
C’est ce que nous avons fait. Mon fils a dit à l’employé que nous reviendrions chercher la foutue urne dans quelques heures, qu’il s’en occuperait personnellement. Nous nous sommes retrouvés dans un café d’Albi, nous nous sommes offert un petit-déjeuner pantagruélique, nous avons engouffré des tonnes de croissants en riant comme des fous de ma crise d’hystérie, qui les avait tous soulagés de ce pénible moment. On s’embrassait tous à n’en plus finir, se disant notre amour des uns pour les autres. Moment magique où le reste du monde n’existait plus. Des tonnes d’amour qui nous liaient à jamais.
Nous nous sommes promenés dans les rue du vieil Albi et le hasard de nos pas nous a emmenés devant la cathédrale, toute de briques rouges. Nous ne sommes pas croyants, ni les uns ni les autres. Nous sommes rentrés à l’intérieur, pour visiter. Et là, un spectacle incroyable nous a tous laissé bouche bée ! Une immense scène de l’Enfer de Dante était peinte devant nos yeux ébahis. Le fou rire nous a repris de plus belle. On se disait : « tu crois que le hasard existe ? »
Finalement, mon fils est allé récupérer la fichue urne (chaude) et l’a fourrée dans le coffre de sa voiture. Nous sommes tous rentrés à nos domiciles respectifs dans nos régions. Mon fils ne sachant pas où mettre la fichue urne chez lui, l’a posé dans son grenier. Mes enfants ayant finalement décidé d’aller répandre les foutues cendres sur l’Aubrac quelques temps plus tard. La nuit suivante, ma belle-fille a elle aussi, piqué sa crise d’hystérie, entendant ma mère marcher dans son grenier. Le lendemain, un copain a prêté sa grange pour l’entreposer. Ma mère a fini en fumée sur de jolis champs de l’Aubrac au printemps. Durant cette « cérémonie » avec mes petits-enfants, je m’en suis écartée, ne voulant pas y participer, j’ai ramassé des jonquilles et des pieds de fraisiers sauvages.
N’ayant plus de famille au dessus de moi, je suis devenue l’ancêtre. La prochaine à enterrer, en toute logique, c’est moi. Mais j’ai bien vécu ma vie, avec beaucoup d’amour donné et reçu, donc je n’aurais aucun regret le moment venu. Après cette épreuve, je ne veux plus être incinérée. Je veux retourner à la terre. Et surtout j’en parle avec mes enfants, même s’ils n’aiment pas trop…