Du temps que la ramette d'Extra-Strong (80 grammes) tenait le haut du pavé, seules existaient les bonnes vieilles machines à écrire. Celles qui produisaient ces sons si particuliers, en rafales ou hésitants selon les compétences : Takatatakatakatak... ou alors: Tak...tak tak...takataka...tak, tak.
Impossible d'oublier cette petite musique, ce concerto pour deux mains ou trois doigts façon Satie. Le seul équivalent, au niveau du ravissement sonore, c'était le Klik/Klik inimitable du Zippo de mon amour d'alors.Et j'ai encore dans l'oreille le schlourpp un peu métallique qui accompagnait la mise en place des feuillets, quand on tournait le rouleau si noir, si mat.
Je me souviens, pêle-mêle, de la belle Valentine rouge d'Olivetti, de l'IBM à marguerite et de divers modèles portables, dont la Canon à cassette.
Je me souviens du "retour chariot" qui, je crois bien, provoquait un léger Ding ( ou Dang). On utilisait des carbones qui imprimaient des doubles sur papier pelure ; on maudissait le sort quand, justement, on n'avait pas fait de doubles. Il arrivait aussi qu'on tape trop fort sur les touches du clavier et on transperçait l'ensemble des feuilles, faisant ainsi disparaître des lettres ou parties de lettres.
Je me souviens des journées où il fallait changer le ruban noir et rouge, de marque Armor, souvent. Moments redoutés qui laissaient les doigts tachés et n'étaient pas toujours si simples.
Je me souviens des rapports quasiment affectueux que j'entretenais avec mes machines successives. Grâce à elles, mes mots prenaient forme, noir sur blanc. Et j'aimais qu'elles restent impassibles devant mes fautes de frappe ou mes hésitations ou mes dérives stylistiques.
Et puis un jour, par goût ou nécessité, nous avons fini par succomber aux charmes froids de la logique binaire et nous sommes entrés dans l'univers de l'informatique.
Je me souviens aussi de mon premier ordinateur, un MacIntosh 512 cubique, et gris, doté d'une petite icône qui se fendait la poire quand on l'allumait et que tout allait bien. Il se goinfrait de disquettes, à l'époque, le Mac. Et il se la jouait "fin de siècle", parfois : c'est lui et ses acolytes qui ont remis au goût du jour le délicieux "obsolète".
Et cette souris démoniaque qui zigzaguait frénétiquement ! Un soir, pour avoir oublié d'enregistrer avant de me tromper de touche, j'ai perdu en une fraction de seconde 18 pages (18 pages !) qui me semblaient impérissables. Je n'ai pas oublié l'espèce d'effroi, presque surnaturel, que j'ai ressenti. Quelle ténébreuse puissance était donc capable d'anéantir tant d'efforts, me laissant médusée et privée de tout recours ?
Mais je me souviens aussi du sentiment de liberté qui m'a envahie quand j'ai compris que je pouvais modifier le texte à volonté sans avoir à tout retaper. Simple comme bonjour - d'autant que j'avais à mon service une employée docile et non syndiquée, communément désignée comme "l'imprimante". Le rêve, en somme.
C'est donc sans regret et même avec un certain émerveillement que j'ai troqué l'univers désuet des machines à écrire et le staccato des pages que l'on voudrait immortelles contre le cliquetis ouaté du traitement de texte. "Traitement" efficace, semble-t-il. On peut écrire mieux, plus finement, jusqu'à trouver enfin les mots justes. Ou pas, c'est selon.
Cela dit, je me souviens aussi de mon premier stylo...