Perdre son temps, occuper son temps...déjà quand j’étais petit, les jeudi ou les dimanche après midi où l’on avait tellement envi de ne rien faire, c’était des “mais qu’est-ce que tu es là à ne rien faire! occupe toi, fais quelque chose!” ça nous sortait à peine de nos rêves, “oui m’man”, puis la rêvasserie nous reprenait, on faisait juste semblant de se bouger un peu, mais quelles douces euphories que ces moments où nous vivions juste avec nous même, dans nos pensées, absents, dans un autre monde, un monde rêvé où le temps n’avait pas d’importance.
Ce plaisir qu’on avait à laisser le temps glisser, comme un temps féerique, doux à se pelotonner dedans, à se laisser bercer comme dans une barque sur une mer calme, sans les problèmes qui nous emplissent la tête quand on est adultes et qu’on croit rêver, l’appréciation d’une sorte de vide stellaire, situé peut-être entre le sommeil et la somnolence...
On appelait ça “buller”, ou ‘coincer la bulle”, ou “glander”... et c’était tellement important, tellement nécessaire à notre équilibre après l’agitation permanente des jours de classe. Disons que notre esprit a autant besoin de se reposer que notre corps, et que ce n’est pas dans le sommeil qu’il trouve ce repos. Le sommeil est pour le corps, et la “bulle” est pour l’esprit.
Et puis il faut bien le dire, c’est dans ces longues rêveries éveillées que s’échafaudent des milliers d’idées plus ou moins confuses, desquelles finissent par sortir des idées géniales, des envies soudaines, des vocations, des décisions impérieuses... Là se vérifie que “le temps fait tout à l’affaire”, c’est comme le temps qu’il faut à un fruit pour mûrir, à un objet pour se patiner, il n’y a pas de calcul, c’est juste le temps qu’il faut.
Et quand on abordait les parents avec une question idiote (évidemment!), c’était des “je n’ai pas de temps à perdre avec tes idioties!”, alors qu’on ne demandait qu’une chose, c’était qu’ils viennent justement “gâcher un peu leur temps” avec nous... “gâcher” évidemment dans le bon sens du terme.
J’ai trouvé cette citation de Cocteau:”Cette réalité de l’enfance dont l’interrogatoire des grandes personnes dérange brutalement la féerie.”
Le rêve de l’enfance est le rêve que nous faisons tous dès que l’on vieillit. On appelle ça bêtement “retomber en enfance”. Il me semble que nous avons beaucoup à apprendre des comportements des enfants. Quand un enfant plonge dans la rêverie, il ne se dit pas “tiens! je vais prendre du temps pour me reposer l’esprit”, ça lui vient naturellement , donc comme un appel de sa nature, un besoin inné, comme le sommeil quand on s’endort. Cela veut dire que l’homme est naturellement enclin à prendre ces temps de repos, parce qu’il en a besoin, mais qu’en grandissant, l’éducation qu’on nous donne finit par nous persuader que ce temps est du temps perdu.
Et les injonctions répétées “occupe toi, fait quelque chose, ne reste pas là à ne rien faire, tu ne ferra jamais rien de bon dans la vie, bouge toi...” finissent par nous conditionner.
Et à notre époque post-moderne le temps se caractérise par l’accélération et l’empressement, alors que, comme le dit Denis Viennet dans Il y a malêtre, ““soi et l’autre en soi” requiert une écoute patiente, c’est à dire un “tempo spécifique”, un temps lent, tels que la pensée, la méditation, l’écriture, l’art sous toutes ses formes en offrent la possibilité”... “En un mot, avec la performance c’est l’enfance qui est ciblée. On ne laisse pas aux enfants le temps de l’enfance.” Mais il n’y a pas que l’enfance qui est ciblée, et Denis Viennet rajoute: “L’oubli du temps...et avec lui le refoulement de la sensibilité, de l’étonnement, de l’intelligence... est en fait le moyen par lequel l’appareil psychique opère une paralysie de la pensée (de l’imagination, du fantasme, du rêve) afin de tenir bon sous les impératifs du temps.”
Il est intéressant de noter l’intervention d’un ouvrier en 1866: “Une réduction du travail est nécessaire au repos du corps, mais l’esprit et le coeur en ont surtout besoin.”
On peut comprendre que lorsque l’on atteint l’âge de la retraite et qu’on est moins oppressé par le “système”, on retrouve naturellement ce temps de l’enfance, et qu’on en profite. Ne vaudrait-il pas mieux ne jamais perdre cette capacité à rêver pour créer?
Pour continuer dans “l’inné” que l’on trouve dans l’enfance et qui se perd quand on devient adulte, il y a la tendresse, ce besoin que l’on a de se pelotonner dans les bras de sa mère, besoin inné que justement retrouve la mère vis à vis de son enfant; la naïveté (du latin nativus, naturel) dans le bon sens du terme: naturel, spontané, sincère; l’ingénuité (du latin ingenuus, né libre) que le Larousse définit comme “qui agit, parle avec une innocente franchise, sans rien dissimuler de ses sentiments”...
Et cette citation de Bergson: “Ce qu’il y a encore d’enfantin dans la plupart de nos émotions joyeuses.”
Il n’est donc pas étonnant que les grands parents s’entendent à merveille avec leurs petits enfants, ils sont sur la même longueur d’onde, et en plus les grands parents ont l’expérience de la vie, ils peuvent transmettre cette expérience en l’enrichissant de leur savoir sur le temps. Et c’est là que souvent les parents désapprouvent!
(Un exemple révélateur de cette privation de temps et donc de vie, ce sont les slogans que l’on pouvait entendre dans les cortèges lors des dernières grèves : “Mourir au travail, plutôt crever!” et “Une vie après le travail!”. Et la fameuse formule de 68 “Métro-boulot-dodo” est devenue “Métro-boulot-tombeau”.)