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C'était, ce devait être, en 1967. A l'Ecole normale supérieure, Louis Althusser animait un séminaire sur Hegel, qui était, cette année-là, au programme de l'agrégation. Il y avait convié quelques intervenants qui n'étaient habitués à venir enseigner en ces lieux, mais qui étaient censés être des spécialistes de Hegel. Glucksmann faisait partie du lot et il faut dire qu'avant qu'il ouvre la bouche la salle était conquise par son look anticonformiste en diable.
Les normaliens de l'époque ressemblaient déjà aux petits profs qu'ils allaient devenir et s'estimaient trop importants pour s'attacher à des détails aussi futiles que la manière dont ils étaient fringués. Glucksmann avait les cheveux très longs, il en jouait avec un art très consommé, mouvements de tête, gestes de la main pour rejeter une mèche plus rebelle que les autres ; il portait un jean ; et s'asseyait sur le rebord du bureau pour bien montrer sa décontraction et le refus qui était le sien de tenir le rôle qu'on pouvait attendre de lui.
Avouerais-je que je ne me souviens absolument pas du sujet de son exposé - sur le rôle de la violence dans l'Histoire, je crois, rien en tout cas qui m'ait marqué - je me souviens en revanche très bien des clés qu'Althusser nous avait données pour entrer dans l'oeuvre de Hegel -. Qu'importe d'ailleurs, tout cela restait, en dépit de l'allure générale, très académique. Althusser s'amusait visiblement de notre surprise. Certains connaissaient déjà Glucksmann, d'autres dont j'étais n'en avaient jamais entendu parler.
Le contraste était grand avec l'intervenant suivant qui était Stanislas Breton. Et Althusser s'amusait encore plus de notre surprise, car je doute que quelqu'un ait su qui il était. Un assez petit homme, au visage un peu rond, dans mes souvenirs, à l'oeil malin, très malin, vêtu d'un costume élimé, avec au revers de sa veste une petite croix. Un prêtre ! un prêtre invité dans un séminaire d'Althusser ! il était, je pense, à l'époque à la Catho. Il a laissé une oeuvre variée et passionnante de philosophie et de théologie. L'oeuvre d'un homme libre. Nous avons appris qu'il était un ami de longue date d'Althusser. J'ai dû garder des notes sur son intervention - trapue - sur Proclus.. Pas de quoi rigoler.
Les années ont passé. Il est arrivé à Althusser ce que l'on sait. Glucksmann avait réglé depuis longtemps ses comptes avec le marxisme et inauguré la dérive qui fut la sienne vers des horizons tout à fait oppposés ; l'amitié avec Althusser n'était plus qu'un lointain souvenir. Jusqu'à la fin, Stanislas Breton a été aux côtés de son ami Althusser, le visitant régulièrement, l'accompagnant dans sa solitude. Cela, il est vrai, se passait très loin des plateaux de télé.