
Tuer le temps ou s'escrimer à le comprendre ? Je ne suis pas de ceux qui partent en vacances puisque retraité je suis toujours en vacances. Je ne me sens donc pas obligé de m'abstenir de penser pendant la trêve 14 juillet-15 août, période de permission de sortie des prisonniers du boulot, dont on sous-entend qu'il faut qu'ils se reposent les méninges pour les avoir plus efficaces à l'usine ou au bureau. Ben oui l'angoissante question européenne me préoccupe, je ne peux me résoudre au désastre grec au nom du miracle allemand. Je ne peux oublier que le miracle allemand n'égalera jamais le miracle grec, Nietzche m'en est témoin ! Je pense aussi que le désastre grec n'atteindra jamais l'ampleur du désastre allemand que fut le nazisme. Et miracle de l'internet j'ai trouvé ce merveilleux article de Georges-Arthur Goldschmidt, l'excellent traducteur de Peter Handke, publié dans Le Monde du 14/09/2002 sous le titre « Fragilités allemandes », article qui nous enjoint de nous souvenir.
« Issue de l'épouvante et du désastre où le nazisme a fait sombrer l'Europe, la démocratie allemande s'est définitivement affermie, jusqu'à devenir, à tous points de vue, un modèle digne d'admiration. Elle n'est cependant pas née d'elle-même, comme ce fut le cas des autres démocraties européennes, mais de l'armistice de 1945. Ce sont les Alliés qui ont importé la démocratie républicaine.
Pourtant, les anciens thèmes de référence - force, authenticité, pureté - sont restés en place. Le sens critique, celui d'une nation contractuelle plutôt qu'ethnique, la "laïcité", ne se sont pas encore complètement inscrits dans l'ensemble des esprits. Ce sont des valeurs encore trop récentes et, de plus, considérées encore, dans le secret des âmes toujours, malgré les démentis de l'histoire, comme importées de l'étranger.
La séparation bien connue entre les intellectuels et la politique ne s'est pas réduite, malgré l'engagement d'intellectuels tels que Günter Grass ou Jürgen Habermas. L'écrivain ou l'intellectuel n'ont jamais tenu dans la cité la place qu'ils tiennent en France.
Le déséquilibre de conceptions et presque de visions du politique qui existe entre les deux anciennes parties de l'Allemagne aujourd'hui réunifiées risque de remettre au jour d'anciennes tensions de moins en moins masquées par le "politiquement correct" de l'absolu désaveu du nazisme. La "repentance" allemande qui fut un admirable effort moral est trop restée dans le domaine de la culpabilité et trop peu dans celui de la responsabilité politique, au point que le malheureux livre de Goldhagen devint la forêt qui cachait les arbres.
On ne dira jamais assez à quel point le travail des historiens allemands sur la Shoah fut courageux et déterminant. On ne dira jamais assez non plus l'effort de la classe politique dans son ensemble. C'est pourquoi il n'est pas étonnant d'assister à une sorte de "normalisation" de cette thématique, à un "défoulement" qui peu à peu, sans même qu'on le remarque, réinstalle sous des formes nouvelles un substrat idéologique invariable, inévitable et pour l'instant encore inavouable. On le remarque à un certain changement de ton d'une large partie de la presse.
Le retour éventuel de la droite au pouvoir, précisément parce que la maturation ne s'est faite qu'en une génération et que les choses ne sont peut-être pas encore vraiment inscrites dans les habitudes mentales, risque d'être plus qu'une simple alternance.
Les vieux démons ont été tant et si bien décrits et conjurés qu'on ne peut que s'étonner de les voir resurgir sous la forme des lourdeurs de Martin Walser ou chez quelques malheureux du Parti libéral (FDP), incarnations assez sottes de tout ce qui n'est plus mais qui peut risquer de retrouver un écho parmi les plus jeunes.
L'idée d'une Allemagne fondée sur les mythes ravageurs de la blondeur, de "l'authenticité", de la race pure et de l'obsession biologiste aurait bien des occasions de se manifester du fait d'une extrême droite qui se revendiquerait tout naturellement d'une droite au pouvoir.
Or l'Allemagne a rompu à jamais avec son effroyable passé, dont elle fut la première victime, car le nazisme fut aussi dirigé contre elle-même, elle n'en fut jamais que le lieu. C'est pourquoi un nouveau discours sur "l'identité nationale" et la volonté de considérer la Shoah et le nazisme comme révolus pour enfin passer à autre chose ne font que nier les données historiques de l'Allemagne et l'empêchent de parachever sa reconstruction morale et civique. Ce serait renouer avec ce qu'il y a de plus incongru, de plus redoutable en elle, ce serait retrouver ses anciens démons qui ne furent jamais que la meurtrière caricature de ce pays.
Rejeter, amoindrir, défaire cette mémoire comme n'ayant plus de sens, faire table rase du passé consisterait à priver l'Allemagne d'une responsabilité morale d'un enseignement politique qu'elle est peut-être seule apte à donner, justement parce qu'elle commit et vécut le pire. L'Allemagne est détentrice d'une mémoire qui désormais fonde son histoire et nous appartient à tous : cette mémoire, qu'on le veuille ou non, est celle de l'Europe entière. »