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Elle n’était pas belle, et pourtant elle était relativement simple, une partie centrale où deux étagères surmontaient trois tiroirs, et de part et d’autre, la partie « bibliothèque » fermée par deux portes pleines, légèrement bombées. Les poignées des portes étaient en métal doré —bronze sans doute — en forme de double tige se terminant par une double boucle. Les serrures étaient perpétuellement grippées, les portes ne s’ouvraient qu’avec un certain effort, dans une sorte de grincement feutré. En tirant la porte à l’aide de la clé, car les poignées faisaient mal aux (petits) doigts, la porte finissait par s’ouvrir toujours trop brusquement pour celle qui voulait rester discrète.
Elle était massive et "courte sur pattes" et pourtant, le chien, un soir de panique due à un orage, s’était réfugié, tout au-dessous, à notre grande inquiétude car elle était absolument insoulevable, et avait failli y rester coincé.
Elle avait finalement un aspect sévère, dans la pièce de séjour, avec son bois sombre — noyer massif disait-on — elle était la bibliothèque des parents, et surtout celle de mon père.
A gauche il y avait les livres de mon père, surtout des couvertures blanches de la NRF, avec parfois des livres aux pages rêches et irrégulières parce que découpées au coupe-papier. C’était pour moi, quand j’étais enfant, un repoussoir automatique : Des livres qui piquaient ! Je ne me souviens plus très bien des auteurs, Sartre, Deleuze, Prévert, Pagnol ...
De l’autre côté, il y avait les livres plus récents, plus « lisses », plus « dignes » d’être ouverts (selon mes critères d’enfant) mais il fallait
demander la permission avant d’emprunter. On y trouvait le coin « Poches », et puis celui du livre de cuisine qui disait que pour la recette de Noël il fallait une dinde et … 1 kg de truffes.

Il y avait aussi quelques bandes dessinées, le grand Duduche, la fille du proviseur… Je n’avais pas eu la permission de lire « Mon beauf » car « pas de mon âge », alors bien évidemment je l’avais lu en cachette.
Dans les tiroirs, il y avait un tiroir « bazar », un tiroir « papiers de famille», et un dernier pour les photos. Sur l’étagère la potiche «art déco», toute arrondie, ornée de grandes roses et de motifs dorés, reposait sur un socle à pattes. Elle était là, coincée dans cette étagère juste à sa taille, comme mise au piquet (par ma mère). C’était un héritage de ma grand-mère, qui la tenait elle-même de sa belle-mère, et qui s’en était servie longtemps… comme cache-pot !
Mais il y avait aussi, dans cette bibliothèque, un livre magique, « les copains de votre enfance », que l’on n’avait pas le droit de sortir seul, pour ne pas l’abimer. C’était un grand livre sur les premières bandes dessinées : les pieds nickelés, le sapeur Camembert, la famille Fenouillard, Bécassine, … et surtout Gédéon… Gédéon avec son grand cou « l’anti-petit canard »
Quand, bien des années après, il a fallu tout « bazarder » dans l’urgence, et se faire partir en quelques jours, des objets et des meubles qui avaient accompagné toute une vie, je n’ai pourtant pas eu de remords à laisser partir cette bibliothèque si embarrassante, elle était déjà un souvenir. Les livres ont été vendus à un sympathique bouquiniste, les autres meubles ont échappé au mépris de deux « débarrasseurs de grenier », pour atterrir chez des professionnels plus corrects. J’ai recueilli « les copains » bien sûr mais aussi la potiche « rococo », elle poursuit sa vie paisible en liberté dans ma cuisine, comme détachée su temps.