Deuxième quinzaine d'août 1949. Il faisait chaud, nous attendions la fin de la journée pour aller nous tremper dans l'eau, le Bassin d' Arcachon n'était pas loin. Longues siestes dans la villa fraîche dont tous les volets avaient été fermés à 7 heures du matin. Il n'y avait pas, à l'époque, de bulletins météo pour répéter toutes les demi-heures quelle température il faisait, ici et ailleurs ; la chaleur faisait partie des choses naturelles de l'été. Cette année-là, j'adorais faire des cabanes avec les branches coupées par les services municipaux, j'y trouvais quelque fraîcheur et j'adorais l'odeur des feuilles séchées. Y avait-il des rumeurs d'incendie ? elles ne venaient pas jusqu'à moi.
Nous devions aller à Bordeaux pour la journée. Première surprise, le ciel qui était resté jusque là imperturbablement bleu était soudain devenu d'un gris plombé qu'on aurait pu croire annonciateur d'un orage. Nous, c'est-à-dire mon grand-père, ma mère et moi. La fin de la journée nous trouva sur la route entre Bordeaux et Arcachon via La Teste de Buch et la situation était devenue dangereuse. Le feu était proche de la route, j'ai gardé l'image d'une ligne de feu courant sur la prairie rase où les vaches continuaient de paître. Barrage devant nous. Des pompiers, des gendarmes. Mon grand-père, qui n'avait pas fait Verdun pour rien, profita d'un moment d'inattention des gendarmes, pour passer outre d'un rapide coup d'accélérateur. Pour un peu, j'aurais été fier de lui, mais, à vrai dire, je n'en menais pas large et je sentais l'angoisse de ma mère. Parvenus à la villa (les Djins, quel beau nom mystérieux, j'en ignorais la signification et n'avais pas encore lu Hugo), tout le monde se sentit rassuré. Ce n'est, je crois, que dans les jours suivants ou le lendemain, je ne sais plus, que nous apprîmes que, du côté d'Andernos, des gens avaient dû se réfugier sur la plage pour échapper aux flammes. Dans les Landes, les dégâts avaient été considérables et il y avait eu des morts. On racontait qu'un propriétaire qui luttait avec ses résiniers contre l'avancée du feu avait péri carbonisé - eux aussi, d'ailleurs, mais cela touchait moins mes aïeux qui connaissaient la famille de ce jeune type. Et l'on disait, ceci qui m'a toujours poursuivi, qu'ils avaient eu le mauvais réflexe de courir avec le feu derrière eux qui allait évidemment beaucoup plus vite qu'eux et les avait rattrapés alors qu'ils s'en seraient sortis s'ils avaient traversé la barrière de feu - beau raisonnement de qui reste à l'abri du danger.
Durant des années, les Landes du Sud Gironde et de la Haute Lande ont gardé les stigmates de ces incendies. Un monument a été édifié à la mémoire de leurs victimes. Chaque fois que je passais devant, l'image de cet homme courant devant le feu qui allait le submerger revenait me hanter. Visiblement, ces souvenirs se sont estompés et les précautions longtemps prises ont fini par n'être plus considérées que comme des gestes sans véritable signification, une manière de superstition - pourquoi m'empêcherait-on de prendre en voiture cette route qui traverse la forêt et qui me fait gagner quelques minutes de mon si précieux temps ? le maire de la Teste de Buch se lamentait, hier matin, sur Franceinfo, de n'avoir pas eu le courage d'imposer la fermeture de cette route où une voiture en panne avait pris feu parce que certains de ses administrés avaient protesté contre cet acte liberticide... - on connaît le reste. Combien de catastrophes avant qu'entre dans la tête des gens l'idée que l'intérêt commun doit prévaloir face aux intérêts particuliers ?