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Je me souviens....

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Billet de blog 15 novembre 2009

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Le fantôme de l'actualité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Copié de mon blog pour rejoindre l'édition "je me souviens" à laquelle ce texte était destiné. Avec un grand merci à ceux qui ont su agir sur les réticences de la technique.

Il ne s’agit-là ni du Fantôme de la liberté qui suivait l’armée napoléonienne devant les caméras de Luis Buñuel, ni du Fantôme de l’opéra qui faisait peur aux petits à la suite de Gaston Leroux et de divers réalisateurs américains, mais du Fantôme de l’actualité des années 50 que je situerais grosso modo entre le procès de Nuremberg (45/46) et l’explosion du barrage de Malpassé (59).

Le Fantôme, c’était son nom, l’actualité plus ou moins défraîchie, c’était celle qui se trouvait dans les piles du Méridional entreposées sur les murs épais du grand bassin. Une actualité que je n’ai jamais regardée que comme l’environnement accidentel du Fantôme. Une actualité que je continue à regarder encore aujourd’hui comme un appas à émotions troubles davantage que comme une valeur ajoutée à l’intelligibilité du monde.

C’était donc un temps extrêmement ancien où le service de l’eau n’avait pas encore été privatisé. Un astucieux système de surverses, à partir des bacs de réserve d’eau qui se trouvaient dans les combles de la maison, alimentait, après avoir traversé toute la longueur du jardin, un bac de dérivation dont une branche était reliée à la chasse d’eau des WC pendant que l’autre remplissait un grand bassin aux murs épais. Ce dernier une fois plein se déversait à son tour dans deux petits bassins comme on peut en voir encore dans tous les vieux villages. L’eau de surverse était enfin récupérée dans un petit bac de canalisation qui servait à nettoyer le circuit d’écoulement vers la fosse septique.

Pour écouter en ce temps-là l’arrivée du tour de France à la radio, nous allions, mon frère et moi, chez un voisin grabataire, très fier d’avoir sa vie durant conduit “les trams” de Marseille, et moi, je lisais les vieux journaux entreposés sur le rebord du grand bassin. C’étaient certes des informations coupées de l’actualité au jour le jour, mais ces journaux qui avaient à peu près mon âge recèlent aujourd’hui encore une mémoire de surprises et d’interrogations qui n’a rien perdue de sa vivacité et à qui je dois peut-être, face aux actualités toutes fraîches, cette impression de fadeur tenace rarement détrompée par ce que j’y découvre.

Sur mes petites pattes, ça c’est le début des années 50, et pour atteindre mon but, je devais d’abord escalader le petit muret de canalisation, monter grâce à lui sur le rebord pentu du petit bassin, et, dans un équilibre toujours instable, arracher mon journal à une des piles qui faisaient bien cinquante ou soixante centimètres de haut, soit, si je fais le compte aujourd’hui, environ six à sept mois du quotidien « Le Méridional » que lisaient mes parents.

Mes parents n’avaient pas encore franchi la frontière de jeunesse au-delà de laquelle les maladresses du corps d’adulte se muent en regard angoissé sur les acrobaties des enfants. Il ne venait à l’esprit de personne, surtout pas au mien, que je pouvais glisser dans le bassin. Y aurais-je d’ailleurs glissé, que je n’aurais guère mouillé mes jambes beaucoup plus haut que les genoux.

C’était donc au péril raisonnable d’un bain involontaire dans trente centimètres d’eau que je pris l’habitude d’aller chercher l’information choisie là où elle se trouvait : à côté des WC, dans les hauteurs poussiéreuses du grand bassin qui élevait ses murs épais à l’abri d’un toit de tuiles plates dont plusieurs, fendillées, laissaient filtrer par instant de curieux faisceaux de rayons solaires dans lesquels la poussière en suspension s’agitait comme les atomes menacés d’un monde inconnu. Mais il s’agit-là d’une autre lecture, plus cosmique et métaphysique.

La lecture dont je parle ici était une aventure très terre à terre où il fallait, pied à pied, gagner sa matière. Ce n’était pas une mince affaire, en effet, que de se diriger à tâtons dans cette architecture volumineuse de l’information ancienne, de tirer un journal sans faire tomber la pile, ni dans le grand bassin qui se trouvait derrière elle, ni dans le petit bassin où j’aurais sans doute été entraîné avec elle. Le drame, cependant, ne se produisit pas, même s’il resta toujours présent dans ses potentialités les plus menaçantes. Le péril était plus grand encore lorsque la hauteur visée ou bien l’éloignement de la pile nécessitait de se mettre sur la pointe des pieds et d’improviser, au plus hasardeux des surfaces rectilignes mais heureusement granuleuses du grand bassin, des points d’appui de fortune.

L’affaire n’était pas pour autant gagnée lorsque le journal se trouvait enfin entre mes mains. Il fallait d’abord l’ausculter sous plusieurs angles pour vérifier qu’aucune araignée géante, qu’aucun scorpion noir n’y avait élu domicile, ce qui, sans être fréquent et malgré l’étroitesse de l’espace, n’avait rien d’ exceptionnel. En ce temps-là, faut-il le rappeler, la présence de ces bestioles paraissait parfaitement naturelle, chacun faisait patiemment sa place, insectes de jour ou insectes de nuit, petits reptiles, arachnides, rongeurs de toute taille, personne ne se serait avisé à contester leur droit à l’existence, à la seule condition, bien sûr, qu’ils ne débordent trop ostensiblement sur les espaces partagés.

Je n’ai jamais entendu qu’une seule personne s’en plaindre : une de mes tantes, célibataire, pourvue d’une représentation contraignante et culpabilisante du propre et du sale, et souvent effrayée par cette petite ménagerie rampante. J’écoutais avec une surprise mêlée de réprobation les termes stigmatisants dont elle écrasait cette grouillante société.

Ma lecture avait lieu dans les WC, des WC à la turque où il fallait sans cesse gagner son équilibre à la force de ses mollets et de ses chevilles. Les jeunes générations auront du mal à imaginer tout ce que cet exercice mobilisait d’intelligence corporelle et de dosage précis de ses efforts pour gagner une position de lecture. On fait aujourd’hui du yoga ou du chi-cong pour assouplir ces articulations, je ne sais pas si on gagne au change.

A ces difficultés que personne à l’époque ne se serait hasardé à qualifier de difficultés, s’ajoutait la dimension, très inconfortable pour un enfant, des pages du Méridional tenues à bout de bras. Il n’était pas rare qu’une page tombât sur le socle souvent détrempé des WC. En ce temps-là, on demandait aux chasses d’eau d’arroser, elles arrosaient. Il faut dire que ces installations de haute utilité n’avaient pas encore acquis cette complexité fracassante qui en fait aujourd’hui un des éléments les plus incompréhensibles de la maison, élaboré sans aucun doute par des esprits nourris de ces jeux électroniques où le réel n’est jamais qu’une matière première inépuisable, soumise aux infinis recompositions de notre fantaisie. Ça ne fuyait pas et c’était propre. Le progrès publicitaire et le lyrisme du bricoleur, n’étaient pas encore passés par là.

Cependant, le risque de chute des pages sur le ciment mouillé ne faisait que développer toutes sortes d’habiletés et un certain sens du définitif tout aussi indispensable à l’homme. La taille de journal, gros de ses pages entre des mains d’enfant, résistait de toute sa surface à la lecture de recherche à laquelle je m’initiais, mais je finissais généralement par avoir le dernier mot.

Certains diront que, de ce point de vue le progrès n’est pas contestable. Les WC d’aujourd’hui sont stables, le sol est sec grosso modo et les journaux offrent des surfaces de pages beaucoup plus adaptées aux bras courts des enfants, peut-être aussi avec l’âge mental correspondant, mais ce n’est pas mon sujet ici et ce n’est pas nouveau.

Les obstacles, chacun le sait, ne font qu’exciter l’esprit entreprenant. Je m’en souviens comme d’une phase d’apprentissage le plus souvent récompensée par l’accès au but de toute cette recherche : le Fantôme.

Dans mon souvenir, cela se situe dans les dernières pages du Méridional. Après la page des sports sur laquelle j’attrapais en passant des noms dont les sonorités insolites me faisaient rêver : Apo Lazaridès, Puigaubert, Van Steenbergen, Zatopek… Le Fantôme, c’étaient trois ou quatre vignettes qui mettaient en images noir et blanc et en bulles les aventures d’un personnage masqué d’un loup noir, vêtu de pied en cap d’un collant noir épousant tous les reliefs d’une musculature herculéenne de bon aloi. Un esprit prosaïque dirait que cet accoutrement ressemblait à une tenue de plongée de satin noir. Mais il y avait ce masque, il y avait le révolver à la ceinture, il y avait la tête de mort sur l’annulaire, il y avait ce regard de fauve et cette formidable volonté de justice qui transparaissait sur le visage émacié, viril, farouche, implacable du personnage. Il atterrissait au milieu du crime et des calamités avec la silencieuse soudaineté des grands félins, il disparaissait de même. Ses interventions étaient si mystérieuses, si inattendues que ses ennemis, la gorge nouée, l’appelaient « L’ombre qui marche ». Un fantôme en effet, cette ondulation de l’imaginaire qui s’avance jusqu’au bord des yeux, cette forme indéfinissable qui gigote dans l’angle noir de notre conscience et qui, dans le cas présent justifie toutes les inquiétudes… de méchants

Je ne savais pas à l’époque qu’il s’agissait d’une BD américaine, dont l’action se situait dans un pays imaginaire, toutefois appelé le Bengale, preuve que l’esprit colonial était encore si médiatiquement correct que les pays colonisés pouvaient se passer d’existence géographiquement authentique. Le Fantôme, ce héros sans peur et sans reproche, tenait à la fois de Tarzan dans ses déplacements félins, et de Robin de Bois par la défense obstinée de la justice contre toutes les roueries des hommes.

Il se caractérisait par la marque indélébile qu’il laissait dans la chair du menton de ses ennemis au moment où un uppercut violent les envoyait dans les limbes : une tête de mort s’imprimait ainsi sur la figure de ces méchants, accréditant la fatalité de la punition, répandant la terreur parmi les terroristes, rattrapant le voleur par l’oreille, le fourbe par ses grimaces et le maffieux dans ses toiles et dans ses réseaux. Judex laissait une signature, le Saint laissait le graphe d’un petit personnage auréolé, Tarzan se faisait reconnaître par son cri, le Fantôme signait directement sa marque dans la chair des ignobles. Un signe différent indiquait les personnes qui bénéficiaient de sa protection et auxquels il était tout aussi dangereux de s’attaquer que de s’attaquer au Fantôme lui-même.

Le territoire « imaginaire » sur lequel régnait la justice du Fantôme ressemblait à la fois à la jungle avec ses lions, ses tigres et ses crocodiles et à la civilisation occidentale avec ses voitures et ses avions, ses maffias publiques ou privées.

La frontière entre le monde moderne et le monde barbare était très élastique, à l’époque, dans mon esprit, et ce que j’ai appris depuis n’a fait qu’accentuer cette élasticité. Le Fantôme était partout et nul ne pouvait se mettre à l’abri de ses châtiments.

Ce Fantôme avait une fiancée, la belle Diana, mais, l’égalité des sexes n’étant encore qu’un lointain projet, elle n’apparaissait que comme le maillon faible sur lequel misaient les ennemis du Fantôme pour tenter de le vaincre

Les aventures du Fantôme, je les lisais également, cela va sans le dire, dans leur actualité du jour. Tous les matins en effet, un coursier glissait le Méridional du jour dans la boîte aux lettres et durant tout le temps de mon petit déjeuner, j’observais attentivement les interstices de disponibilité du journal pour suivre les dernières péripéties de mon feuilleton illustré.

Pourtant, cette actualité quotidienne qui de jour en jour laissait en suspend des aventures captivantes qui ne se terminaient jamais que pour mieux rebondir sur des aventures plus haletantes encore, cette fraîche actualité d’aventures n’atteignait jamais la mystérieuse saveur de ces vignettes isolées, intemporelles, que je lisais au fond du jardin, avec parfois le plaisir recherché et repoussé à la fois, le plaisir ambiguë, de tomber sur les vignettes qui précédaient celles que j’avais déjà lues, ou sur celles qui en étaient la suite.

Ce que préférais en effet, dans ces bouts d’histoires décousues, c’était le moment où ayant replié le journal, l’ayant renvoyé à l’oubli et à la poussière sur le haut de la pile, je commençais à inventer, d’abord la suite ou le début des aventures que je venais de lire, puis, franchissant allégrement les frontières temporelles et géographiques j’emmenais le Fantôme dans mes aventures imaginaires personnelles, davantage reliées à ma propre réalité.

Je faisais peu à peu intervenir le fantôme dans toutes les histoires qui en ce temps-là tissaient la toile de ma propre histoire : les bagarres de la récréation, l’associé de mon père qui tentait constamment d’abuser de sa générosité, Robic qui se faisait battre bêtement par Louison Bobet, le barrage de Malpassé qui explosait en pleine nuit, l’affaire Dominici qui n’en finissait pas de faire les gros titres, la partie de billes que l’on me reprochait méchamment d’avoir gagnée alors que je trichais à peine, la maison d’Odessa d’où la famille de ma mère avait été chassée par les bolchevicks, les voisins insolents qui se plaignaient de l’ombre que leur faisait notre laurier.

Je me souviens, dans ces histoires reconstruites, il m’arrivait souvent d’oublier le Fantôme en route, mais je reste persuadé que le moteur de mon imagination avait farouchement besoin de cet aiguillon comme si ces trois ou quatre vignettes du matin avait eu le pouvoir de me rendre intelligent et entreprenant pour la journée entière.

Ces tranches d’histoires sans début et sans fin laissaient en moi un tel bouillonnement d’hypothèses, un tel échafaudage de sensations, une telle liberté de poursuivre les aventures selon mes propres constructions, qu’aujourd’hui encore, je n’ai rien oublié de ce plaisir intense.

Il arrivait bien sûr, comme je l’ai déjà dit, dans des temps décalés, que je tombe par hasard sur la suite d’une aventure ou sur le commencement d’une autre, je regardais alors ces versions affadies comme ces films qui reprennent l’intrigue d’un livre déjà lu et qui vous laissent sur un sentiment d’étroitesse, de déception profonde. L’œuvre se rétractait dans sa banalité. Bien sûr le fantôme gagnait, bien sûr la tête de mort sur la joue du méchant, bien sûr une dernière parole ou une dernière image accrocheuse. Et alors ? Mon aventure était déjà plus loin. Tellement plus loin.

J’avais sans doute, à l’époque, déjà compris que nous cherchons souvent dans la lecture des auteurs la continuation d’une aventure de pensées ou de sentiments toute enroulée dans notre vie personnelle. Si profond que l’on descende dans une histoire, autre que notre propre histoire, n’est-ce pas toujours notre propre histoire qui prête au contenu d’un écrit la consistance troublante d’une relation intime.

Sans doute y a-t-il des faims de l’esprit qui ont besoin d’une nourriture plus dense et plus renouvelée, mais je ne suis pas certain que les pages et les pages que j’ai lues depuis aient éveillé davantage mon cœur et mon esprit au désir de connaître que ces vignettes perdues dans ces masses de papier et de poussière que je partageais avec les souris, les lézards, les araignées et les scorpions.

L’éveil, il faut bien le noter, n’est pas la même chose que la nourriture. L’éveil, c’est ce qui met et qui remet en route cette machinerie questionneuse et fouilleuse, ce mouvement de l’imaginaire qui construit aussi bien les châteaux de sable que les cathédrales. C’est la force vitale qui frappe à la porte de l’aventure de vivre, c’est l’intime certitude de toucher à l’essentiel par des canaux à la fois intenses et dérisoires, de toucher à l’essentiel peau contre peau.

J’ai à peu près tout oublié des aventures du Fantôme décrites par Lee Falk, mais j’ai retenu ce grand rêve de coïncidence entre la force et la justice, ce grand rêve incarné par un homme inflexible et incorruptible, risquant sa vie à chaque pas pour élever l’ambition humaine au-dessus des petits larcins quotidiens, et j’ai retenu ce rêve d’autant mieux que je l’exportais dans ma propre histoire tandis que les morceaux volés au texte original, au fond du jardin de mon enfance, transfusaient en moi, par le seul effet de leur inachèvement, un peu de cette force rêvée qui donne, un fragment de seconde, mais à chaque jour sa seconde, la certitude de savoir résoudre n’importe quel problème.

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