Le voyage en train pour Varsovie a duré plus de sept heures. Le notaire m’a montré trois énormes sacs en toile vieillie qui contenaient des lots de papiers administratifs qui lui appartenaient ? Le reste est resté dans l'appartement. J’ai signé un nombre impressionnant de documents puis il m’a remis les clefs de sa maison. Dans un polonais parfait que j’ai eu parfois un peu de mal à comprendre, il m'a dit que l'ensemble de ces actes officiels étaient pour moi. Devant ma difficulté à saisir une dernière phrase, l'assesseur a pris le relais et m’a expliqué dans un excellent français (il me dit qu’il adore La France et ajoute qu’il a fait des stages à Paris)que tous les frais de succession avaient été réglés par mon oncle, M. Léon Maltos, onze mois avant la fin.
En disparaissant ainsi, l’oncle Léon m’en avait fait une bien belle. C’est honteux de se laisser baiser comme ça par la mort. Faut-il n’avoir aucun orgueil, pour accepter de rouler un patin à cette raclure. Comment te parler maintenant ? Comment te parler ? Comment pourras-tu savoir ce que je vis. Savoir que je pense à toi. Le pont final vient de s’écrire sur ton livre et tout ce qui suit n’est que littérature.
J’ai laissé les sacs, en expliquant que je repasserais les prendre avant mon départ pour Marseille.
- Quand ? M’ont-ils demandé.
Je me suis senti tellement paumé. J’ai marché dans la ville, marché. Dans la rue Twarda, je suis passé devant la synagogue Nozyk. Etre à Varsovie et passer devant une synagogue c’est toujours un peu plus émouvant qu’ailleurs. Sur le trottoir de cette rue Twarda, j’ai marché avec un terrible poids sur les épaules, j’ai repensé aux dessins d’Auschwitz de David Olère puis me suis rendu à l’appartement de mon oncle, seul point de repère dans cette grande ville inconnue.
J’ai eu du mal à trouver les bonnes clefs, à cause de mes yeux embués sans doute ou du froid. Dès la porte ouverte, je suis allé dans la chambre qui était lamienne lorsque je venais passer mes vacances chez lui. Cela faisait combiend’années que je n’étais venu lui rendre visite ? A part quelques petites choses bien précises, je suis incapable de dire ce quej’ai fait pendant toutes ces années. On mène vraiment une vie de con.
Dans le grenier, mon lit, mon petit lit était encore là, avec sa couverture bariolée en laine tricotée. Je me suis allongé dessus avec précaution, de peur qu’il n’explose sous mon poids. Par-dessus la rambarde du lit, les jambes dépassaient d’un bon mètre. Peu importe. Personne ne saurait jamais, cet instant. Léon parti, je devenais le dernier rempart contre l’oubli. Et si je crevais ici, qui se souviendrait de lui ?
A l’annonce de la mort de l’oncle Léon, j’ai été inondé de tant de souvenirs que je me suis mis à pleurer comme un môme. Le message téléphonique du préposé de la morgue était laconique : "Monsieur Léon Maltos a succombé à une attaque cérébrale dans sa quatre-vingt-huitième année". On ne leur demande pas de grands sentiments, mais au moins qu’ils nous fassentcroire qu’ils ont un petit peu de chagrin.
L’idée que les hommes ne pleurent pas est une invention d’un autre siècle dans lequel je ne me reconnais assurément pas. Cet après-midi-là, j’étais seul et j’ai laissé couler le flot ininterrompu de mes larmes sans avoir de comptes à rendre à personne.
J’ai regardé la ville qui s’étalait sous mes yeux. Je suis sorti vers 18 heures. En cette période de l’année, le ciel était terriblement pâle. Un terrible vent d’hiver balayait les rues et glaçait l’atmosphère d’un froid sec et perçant. Mais ce froid était assurément doux au regard de celui qui devait maintenant envelopper son corps. L’épais froid des frigos de la morgue que seuls les glaçons supportent.
Le temps que je n’avais pas passé avec lui de son vivant me remontrait à la gueule. Comme les flocons de poussière sous les meubles, au moindre coup de vent ils reprennent possession de l’espace.
Dans une des armoires de la cuisine, j’ai découvert des cartons jaunis contenant des dizaines de blocs de feuilles méthodiquement attachées par de vieilles ficelles. J’en ai pris un au hasard. Les vingt premières feuilles étaient blanches. Les pages suivantes étaient noircies avec urgence. Ferme, énergique, déstructurée, je reconnaissais sa typo. entre mille. Je me suis mis à lire à voix haute. Ma voix en cet instant est devenu son testament.
Je lis :
« L’année 1973 fut marquée par un événement qui devait bouleverser nos vies et marquer à tout jamais la conscience de tous les êtres épris de liberté et de justice. Dans les premiers jours de septembre 1973, le 11 septembre exactement, une junte militaire renversait le gouvernement démocratique du Président Salvador Allende. L’armée du dictateur-général P. envahissait la capitale de Santiago et le Chili et installait une longue période d’arrestations, de tortures, d’assassinats et de disparitions. Vingt années de dictature. P. est mort à quatre ving onze ans sans jamais être inquiété ! Nous n’avons pas oublié ces massacres qui décimèrent notre peuple et la démocratie.
Je me suis mis à revivre le jour ou j’ai appris que les mères de la Place de Mai se relayaient avec la constance des vestales pour conserver allumée cette volonté de feu : Savoir ! Savoir ce qu’étaient devenus leurs filles, leurs fils, leurs mères, leurs pères, leurs grand-père, leurs grand-mère, leurs cœurs, leurs corps, leurs âmes, leurs espoirs. Arracher la vérité sur toutes les disparitions.
Elle s’appelle Matilda. Elle est le symbole de toutes ces femmes".
C’est donc à « ça » que mon oncle passait donc sa vie : à écrire ses souvenirs du Chili ?
« Depuis le cachot où nous nous trouvons, nous avons su l’année dernière - je ne sais par quel merveilleux miracle - que vous étiez nombreuses chaque semaine à venir réclamer des comptes. Mères d’enfants disparus. Chaque semaine, vous veniez sur cette place pour hurler la force de votre amour. Et même si vos cris, vos pleurs, votre courage ne traversaient pas les murs de notre prison, nous vous entendions. Vous étiez là pour hurler à la face du monde que la force de leurs armes jamais ne pourraient tuer la force de vos larmes. Je te sais parmi elles. Je te sais criant sans doute toujours plus fort. Je te sais, au-devant de toutes, solidaire, indomptable, sur les traces de ton grand-père socialiste de la première heure. Tu aimais à nous répéter ce qu’il t’avait appris : « Mes enfants, les présidents s’essuient le cul comme nous ! N’ayez jamais peur de personne »! Et les dictateurs, ont-ils quelqu’un qui les nettoie ? Sans doute oui ! Des milliers de lèches-culs, (le mot n’est-il pas bien trouver ?), ces dirigeants des multinationales.
Balayée par les milices et les jaunes, l'unité populaire était restée là, tel un fœtus noyé dans le formol, noir comme un rêve inachevé. Ce rêve aux couleurs des cendres, embaumé dans ce feu de l'argent qui avait sans doute lui aussi la prétention de brûler mille ans. Les flammes qui sortaient deleurs mitraillettes et de leurs canons respiraient l’amour de l’uniforme, l’amidon, les corps rigides, la posture des regards méprisants pour tous ceux qui triment et qui ne possèdent pour faire avancer leur vie que le courage de plonger dans le trou de la mine ou la folie de se laisser exploiter.
Au lendemain de ce coup d’état, les doigts sur les gâchettes battaient la mesure d’une nouvelle valse aérienne de la finance. Comme par un grand et beau miracle, les grands mouvements des capitaux U.S. donnèrent le "la" pour que renaissent les bénéfices des grandes compagnies minières internationales, les soirées mondaines remplies de paillettes, de cuivre et de diamants.
La logique de leur vision de l’histoire était simple : Il leur fallait arrêter les mouvements de nos corps et de nos esprits pour que les capitaux puissent se mouvoir en paix. Au lendemain du coup d’envoi de ce cauchemar, la bourse mondiale battait à nouveau son plein. Le cours du nickel et du cuivre remontait pour le plus grand bonheur des compagnies américaines, arbitres qui tiraient depuis le début les ficelles de ce terrible jeu de massacre. Les petites classes applaudissaient, certaines que le match terminé, elles auraient le droit de baiser les pieds du libérateur, qu’elles pourraient avoir un article dans El Mercurio à la rubrique des célébrités, mais surtout, qu'elles pourraient, elles aussi plonger leurs mains dans la corbeille du grand marché pour en retirer des milliards de pesos.
Au soir du 11 septembre, le Palais de la Moneda, criblé de balles, bombardé, ravagé par le feu n’était plus qu’une carcasse éventrée et calcinée. Quelques semaines plus tard, non loin d’un parterre d’anciens nazis parfaitement recyclés, l’américain H.K. Secrétaire d’Etat de R.N. proche soutien du général P. fut le premier à donner devant les photographes du monde entier la première poignée main amicale d'un homme politique à l’apprenti dictateur.
Sans doute, quelques années plus tard ce même H.K. reçut-il le Prix Nobel de la Paix pour la pertinence de cette collaboration ? Alfred Nobel avait bâti sa fortume sur l'invention des armes et de la dynamite ! La boucle est bouclée.
Ils sont venus me chercher au matin du 21 septembre 1973. Je me sens tellement sale dès que je parle d’eux. J’ai le sentiment que rien au monde ne pourrait me laver jamais de cette lèpre. Le temps ne peut flétrir ce souvenir ? Le temps peut-il flétrir le souvenir ?
Je me souviens si bien de toi. De ton visage, de tes yeux, de ta façon de porter ton verre de thé à tes lèvres, de tes mains. Je me souviens si bien de toi. Des milliers d’images, de sons, d’odeurs. Tous ces souvenirs sont aussi solides que le marbre. Matilda la douce. Matilda, ma mère. Mon amour. Nous avons continué à parler toi et moi. Nos esprits n’ont jamais été séparés. Pour moi, le pire sans doute est de n’avoir jamais pu te donner des nouvelles, te dire que je suis un peu vivant. Je sais le tourment dans lequel cette incertitude doit te mettre.
Lorsque que j’ai été arrêté, j’ai pensé à toi ma mère. Puis j’ai pensé à mes amis. Ensuite j’ai pensé à moi, puis à ma femme, puis à ma famille, à mon fils, puis de nouveau à toi ma mère. Ensuite, j’ai pensé au peuple. Nous avancions unis, sans armes. Notre force étant dans nos mains unies. J’aime les sourires mêlés de fierté que nous nous lancions quand un militaire bien qu’armé reculait de peur face à la masse humaine que nous représentions alors. Me sont revenus en mémoire, vos visages, votre volonté de fer, nos poings levés, vos pieds parfois dénudés, nos cris de lutte, nos repas sur le pouce à dix dans une pièce, la dureté de votre labeur, pour quelques malheureux pesos. Ce prix que vous deviez payer pour essayer de rester la carcasse d’un homme. Mes amis, vos regards et descentaines de moments de cette vie de lutte m’ont hanté des nuits et des nuits.
José je t’aime, pour cette foi qui te faisait oublier le danger. Manuela, je t’aime pour tes discours pleins d’enthousiasme et de lucidité. Je t’aime Ramon pour ce simple et court baiser que tu as porté au front de ta fille, alors que les manifestations faisaient rage et que ce matin-là, nous étions partis pour peut-être ne jamais revenir. Je t’aime Dilia pour le grand amour que tu mérites et que la vie ne t’a jamais donné.
Où êtes-vous maintenant ? Qu’ont-ils fait de vous ? Félipe, Tia Maria, Constanza, Alida, José, Roberto, Miguel, Antonio, Pablo, Pédro, Guadalupe.
Je vous aime. Où êtes-vous maintenant ?
Si un jour, si un jour le monde se met à nous entendre, je reviendrais sur terre pour vivre cet instant-là, ne serait-ce qu’une minute. Je reviendrais sur terre pour goûter à ce fruit délicieux des humains débarrassés de la peur. En aurons-nous le temps ?
Dans ma cellule, je m’endormais chaque soir épuisé, avec le souvenir d’un chant de liberté qui se terminait par jamas sera vencido.
Les intérêts “des autres” gouvernent le monde / Cette immense souffrance que je n’accepte pas et qui s’attache au mot vivre. / Je refuse ! C’est la vie ! / Toujours du mauvais côté, le peuple serait-il donc maudit ? / Quelle farce ! Madame ! Monsieur ! / La vie dans son ignominie, dans son tragique, dans sa prodigieuse. / Le mal est attaché au mot vivre. / Enfin tu regardes, enfin tu es. / Tant pis si c’est horrible. / Accepte pour être plus fort./Comment accepter de négocier nos conquêtes et tous nos royaumes de l’enfance avec leur maudit goutte à goutte de briseurs de rêves ?
Je suis enfermé depuis trois jours, dans un cachot de dix mètres carré. Sans manger et sans boire. Mais ce n’est pas la faim qui me tenaille. Une seule pensée me tiraille et s’engouffre dans mon esprit sans que je ne puisse rien faire d’autre que subir sa folle présence : pourvu qu’ils ne détruisent pas mon corps.
Que peut un homme nu contre dix hommes armés ?
Ce sentiment d’impuissance pourrait me rendre fou. Ils pourraient le faire et ils ne le font pas ! Et voici que je me mets à remercier mes bourreaux. Merci à mesbourreaux ! Mes bourreaux pourraient à tout moment user de leur force et de leur nombre pour m’immobiliser, m’arracher un œil, une oreille, me couper la langue. Ils pourraient me couper une jambe, altérer l’intégrité de la masse de mon corps et ils ne l’ont pas fait. Merci à mes bourreaux de leur infinie clémence. Ils ont du respect pour l’ordre et n’ont pas reçu cet ordre. Merci à ceux qui n’ont pas donné cet ordre. Et je me mets à rire en mon for intérieur de ce cri que je lance : Gloire au Général !
Qu’ils puissent s’attaquer à une partie de mon corps est devenu mon unique terreur. Chaque fois que la porte de ma cellule s’ouvre, je pense que l’heure est venue de me séparer, non pas de la vie, cela ne me fait pas peur, mais d’une partie de mon corps. Une fois, il s’agît d’une main, une autre fois je regarde mes pieds pour la dernière fois. Une autre fois, de ma main gauche, je masse ma main droite et je me mets à lui parler. Parce qu’elle m’a permis d’écrire, de dessiner, je lui dis à quel point, elle a été, avec tant et tant d’intelligence, le divinmessager de mon esprit, de mes sentiments, de mes rêves, de mes désirs. Comment elle a su à travers mes dessins, par le biais de toutes ces traces posées sur le papier, transmettre aux autres mes mondes. Je la remercie de m’avoir aidé pendant tant et tant d’années à tenir une brosse à dents, un volant de voiture, d’avoir su donner autant de caresses, d’avoir su en recevoir, je la remercie, d’avoir su me donner du plaisir pendant les années de solitude, je la remercie d’avoir porter des valises, d’avoir pu appuyer sur le bouton de l’ascenseur, de m’avoir aider à m’agripper à la paroi d’un toit ou encore de me permettre de me gratter la peau ou le nez. Enfin je la remercie d’avoir su lever le poing avec tant de fierté. Merci à cette main, qui est la mienne et que je vois pour la dernière fois. Me revenait en mémoire l’image de la main gonflée du général mexicainAlvaro Obregon qui dormait elle, depuis la fin de la révolution mexicaine dans un bocal de formol. Est-ce ainsi que les corps finissent ?
Au bout de deux mois les interrogatoires ont cessé et mon corps est toujours intact. A l’extérieur, les cris qui résonnaient dans les longs couloirs se faisaient plus rare. Plus rares aussi les bribes de paroles de mes amis qui me parvenaient à travers les épaisses parois des murs.
Je n’ai trahi aucun frère.
N’ont-ils pas vu que ce qu’ils cherchent est dans nos âmes ?
Je devais être considéré comme un prisonnier de seconde zone, j’ai été peu torturé.
Je n’ai donné aucun nom !
Parfois depuis une geôle lointaine, j’entendais encore quelques phrases, casi inaudibles, aussi brèves que les réponses. Même morcelées ces discussions nourrissaient l’attente de mes journées et la matièrede toutes celles à venir. J’ai compris à quel point l’imaginaire savait se nourrir de peu. Comment il nous sauvait des plaies et des manques inhérents à la vie. Sans cette capacité à imaginer, je serais devenu fou. Même si ma pensée ne bouge pas les pierres, ne change pas le cœur de certains hommes, ne déplacent pas les objets du monde, ne peut arracher la vérité, même si mon esprit ne peut supprimer les barbelés et tous les murs bâtis par tous ceux qui ont la haine du monde, dans une cellule de 10 mètres carrés, l’esprit qui vagabonde est la plus belle des inventions.
Transformer la matière même de la vie, par la pensée est devenu un bonheur dont jamais je ne me lasse. C’est mon luxe absolu. Rêver le monde, ma vie, les rendre vrais sont des bonheurs dont jamais je ne me lasse.
Matilda, l’immensité du monde n’est rien, tant mon amour pour toi est grand.
Tu es le symbole de toutes nos luttes de tous nos amours. Tu es mon permis de résistance.
Pour Matilda - Réelle fiction - Première partie.