Le cœur aventureux des jeunes êtres ne saurait se contenter des prudentes limites d'un bornage parental; par les jardins on s'échappe, et tant que l'horizon se déroule, on explore. Ce soir, Tino n'est pas rentré.
« Lui pourtant si amoureux de sa gamelle...
— Toujours en extase devant le frigo...
— Quelque chose l'aura fasciné, et puis voilà il s'est perdu. Ou il suit une trace, la piste d'un rat ; le moulin n'est pas loin. Tu te souviens, quand il a assassiné ce mulot malade ? Il est prêt à bouffer n'importe quoi !
— C'est courant pour un chat. »
Nous habitons sur une île, auprès d'un énorme moulin où gronde, depuis les années trente du siècle dernier, une terrible machine à essence qui fait tourner les meules. Son caractère de troll n'est plus à démontrer ; à toute heure hulule la sirène d'arrêt d'urgence. Les ouvriers qui servent cette mécanique galopent alors dans les escaliers, enfilent des échelles, tournent à gauche, se faufilent à droite, rampent dans la tripaille graisseuse du monstre et lui donnent de grands coups de masse, tout en rabaissant d'impressionnants interrupteurs-ciseaux qui lâchent des étincelles. Évidemment, c'est plein de matous. Mais la parole officielle : « Aucun chat dans le moulin ! Qu'allez-vous donc croire ? Mensonges et calomnies, ce moulin est un moulin propre ! » Tiens donc. Et ces individus qui rampent sous le portail, ce sont des poulets peut-être ?
Tino, jeune félin noir et blanc, aura probablement découvert l'Antre et ses recoins, et se goinfre à cet instant de souris farineuses poursuivies en meute avec ses copains les non-chats du bâtiment. C'est ce qu'on se dit, mais ça reste terrible, une petite bête qui ne rentre pas.
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Le lendemain matin, personne à la fenêtre. Il n'a pas tapé pour rentrer, les croquettes offertes sur le rebord n'ont pas été touchées. Surgit, dans un bruissement de feuilles, le petit bleu russe et sans foyer qui est le meilleur ami de notre ami. Par le laurier il grimpe sur le mur et saute nous rejoindre. Il miaule longuement, avec son accent bizarre de chat de luxe. Lui aussi semble intrigué de ne toujours pas voir son camarade – qui à cette heure est d'ordinaire à faire le con dans les buissons – et vient à la fenêtre pour se renseigner. Les enfants, qui me regardent grattouiller les oreilles de notre visiteur, commencent à prendre un air dur ; ce n'est pas simple de ne rien savoir de celui qu'on aime. La journée se passera dans ces incertitudes.

Le soir venu, toujours personne. Les quatre humains de la maisonnée arpentent les rues en chuchotant des noms aux soupiraux, et collent des affiches. Je passe devant le vieux pressing abandonné, j'y dépose un avis de recherche, et appelle sous la porte. Un lointain miaulement me répond. Quelque chose de si assourdi, de si étouffé qu'après avoir crié le nom de mon chat, et écouté, je n'entends plus qu'un petit cri ouaté qui est si près de n'être rien que je le prend pour un écho, ou pour une illusion. Cependant, il convient de ne pas s'éloigner sans être certain ; aussi je reste, et de temps en temps j'appelle. Mais plus rien ne répond, ou peut-être que je n'entends plus rien. La nuit est tombée, j'abandonne.
Le lendemain avant l'école, les enfants nous accompagnent. On rencontre une vieille dame, de l'espèce des mémés-à-chats ; toujours à en nourrir quatre ou cinq, et bien au fait de qui fait quoi chez les félins. Elle décrète, solennelle : « Ah ça oui je le connais bien votre Tino ! Oh, mais s'il n'est pas rentré au bout de deux nuits, dans ce quartier, c'est qu'il est mort ou perdu, vous savez... Vous avez demandé aux vétérinaires ? Ou téléphoné à la Voirie ? » La Voirie ramasse les cadavres. Mes enfants tirent une drôle de figure, à recevoir en pleine poire ces beaux encouragements. Je passerai la journée, entre deux travaux, à me renseigner ici et là, mais en vain.
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Et le troisième soir arrive. Personne ne sait plus comment respirer. Ne rien savoir nous tue. Les rêves de toute cette nuit seront pénibles, crevants, lourds de chagrin ; ils empoisonneront chaque instant de conscience lorsque, nous levant pour boire un verre d'eau, nous irons aux fenêtres à minuit, à deux heures, à quatre heures du matin, à cinq heures ; entre ces veilles, ils prendront possession de chaque seconde de notre sommeil. Quelque part, mon chat agonise, et il est seul.
Ça devient une affaire d'État : toute la famille est au courant, on se téléphone d'un bout à l'autre du pays. Ma belle-mère ne mange plus, mes enfants sont verdâtres et ne savent même plus articuler un mot. L'absence de ce petit être qu'on aimait tous tant nous lacère. Je passe cette quatrième journée harcelé par son fantôme.
En fin d'après-midi, ma compagne rentre plus tôt. Nous partons faire un tour dans les rues. Pendant une semaine, deux semaines s'il le faut, nous tournerons. Nous tournerons taraudés d'angoisse, ne sachant rien, tout deuil impossible, la tête pleine de visions épuisantes. Nous tournerons comme des imbéciles, entêtés à ne pas vouloir lâcher l'espoir ; nous hanterons les caves, nous explorerons les vieux immeubles, nous interrogerons les anciens. Et je sens que nous ne trouverons jamais rien. Tino n'est pas rentré, sa disparition hache maintenant notre existence en deux moitiés bien nettes et bien sanguinolentes. En chemin nous rencontrons nos enfants.
Et voilà ce qui s'est passé :
De retour devant le vieux pressing. Nous parlons, découragés, nous pleurnichons un peu. Et j'entends à nouveau ce cri de chat, terrible, pressant, lointain, désespéré, qui répond si bien à ce que je crois imaginer du sort de ma petite bête qu'il me cabre le cœur et me stoppe, le souffle coupé, devant la porte close de la vieille boutique.
J'appelle. On appelle. Tout le monde bafouille, hoquette, pleure, baragouine. On sent qu'on tient là quelque chose. Les gens se retournent. On explique. Ça compatit, ça questionne, ça bavarde je n'entends plus rien je dis « Taisez-vous ! » et dans le silence, comme provenant de loin derrière l'air, arrive le cri d'un chat qui y met ses toutes dernières forces.
C'est est trop. Je donne un énorme coup de pied dans cette putain de porte, qui ne branle même pas. Attends un peu ma salope ; je vais prendre mon élan, je me recule, je m'adosse au capot d'une voiture garée là, et de sous mes fesses arrive le miaulement frénétique de Tino. Il est dans le moteur. Ce bredin est allé se coincer dans le moteur.
Alors d'un seul coup tout se dénoue. Les cinq ou six humains qui font grumeau à cet endroit se mettent à tourniller, tout le monde parle en même temps. Vite, un papier ! « Madame monsieur, surtout ne démarrez pas, vous avez un chat dans le moteur. » Est-ce crédible ? Ah mais personne n'a de stylo. À l'hôtel d'en face on nous regarde ; l'enfant de la maison, et son grand-père qui est le tenancier. Eux nous prêterons bien de quoi écrire. Nous traversons la rue pour les approcher. Mais les voilà qui sortent et viennent vers nous. Car la voiture est au papy ! Il se demandait bien ce qu'on faisait à tapoter sur son capot, à s'accroupir, à gueuler dans la calandre. On lui explique. Il lève les mains au ciel. « Heureusement, je ne m'en sers pour ainsi dire jamais ! » Du coup sa machine reste dehors à faire la ventouse, et hop, attrape le Tino qui passe, explorateur. Le vieil homme sourit, va chercher ses clés, ouvre la portière, se penche sous le volant... Il écoute... C'est exact, les miaulements sont nets, l'animal est là juste derrière. Quatre jours ! On déverrouille la prison. « Je vous jure que je ne m'en suis pas servi depuis au moins une semaine ! » Pas de chat grillé, donc.
On soulève le capot. Apparaît Tino, coincé entre le bloc-moteur et le radiateur, le radiateur avec son terrible ventilo. Le pauvre n'a même plus la force de lever la tête pour nous regarder. Comment s'est-il faufilé jusque là ? Je me penche et, délicatement, avec des mouvements doux, je le désincarcère. Toute la troupe pousse des cris de soulagement et saute de joie. Inquiet, Tino veut s'enfuir et rue dans mes bras mais je le serre puissamment. Je ne te lâcherai pas ! Ma compagne se jette sur le grand-père et l'embrasse tandis que je renifle mon chat ; Dieu ce qu'il peut sentir le clochard !
A.E.B.