C'était sur la Seine, vers le pont de Suresnes ou la passerelle de l'Avre. Je m'étais un peu perdue, impossible de trouver la péniche où m'attendait un charmant garçon. Nous étions dans les années 86-87, ces curieuses années où Tout-Un-Chacun se vit sommé de vivre avec enthousiasme la seule aventure moderne que résumait une sainte Trinité nouvelle : l'Entreprise, l'Économie, la Finance. Les réunions marketing remplaçaient les réunions militantes, on discutait marges, rentabilité, visibilité à long terme, stock options avec la même fougue que, naguère les maoïstes des stratégies révolutionnaires. L'Entreprise était la Terra Incognata qu'il fallait conquérir et fissa. Je voyais avec étonnement des gamins de vingt ans, mes anciens amis de fac, trouver exaltante la lecture du Financial Times, l'écriture d'un business plan, prendre des rendez-vous avec leur banquier en souriant. Cela me chagrinait, je me disais, ma fille, tu n'es pas de ton temps, quelque chose ne va pas. Je commençais à faire la journaliste, les reportages à Ramallah m'exaltaient plus que les interviews de jeunes chefs d'entreprises, mais quoi, il fallait bien manger. Car j'étais free lance, autant par nécessité que par choix (une sale maladie des os m'immobilisait parfois des semaines entières, je me voyais mal, salariée d'un journal, obligée d'accumuler les arrêts de travail ou expliquer à mon rédac'chef que mes articulations ne consentaient à se dérouiller qu'après trois à cinq heures de gymnastique matutinale, impossible de travailler avant midi...) Free lance me correspondait plus, on était libre de choisir ses sujets, d'alterner les reportages-passion et les piges lucratives pour L'Usine Nouvelle, Courriers Cadres, émanation de l'APEC. Les unes permettaient de financer les autres, c'était toujours mieux que le télé-marketing dont j'avais tâté un an durant.
Or donc, un jeudi matin, je me retrouvais sur les bords de Seine à la recherche d'une péniche-bureau. C'était éminemment branché, ces années-là, d'installer ses bureaux sur une péniche. Pour moi, la péniche, c'était surtout L'Atalante dont, chemin faisant je revoyais les premières images...
Forcément, je me perdis... Ça ne faisait pas très sérieux pour une journaliste du journal des cadres encravatés et bien sages, mais bon, le jeune homme m'avait prévenue, ses bureaux n'étaient pas faciles à trouver... Je finis par tomber par hasard sur la péniche, design très chic, verre et acier. Un jeune homme au look gentiment décontracté m'accueillit. Foin de préliminaires, il embraya sur son idée géniale : la commercialisation des montres de l'armée soviétique, de la marque Pateka (Raketa en français). Sur une grande table en verre, il me montra, disposées dans de superbes écrins, les merveilles qui devaient faire sa fortune. Polie, (et pensant à mon chèque), je regardais les cadrans impeccables, ornées de la petite étoile rouge. La Marine, l'Armée de Terre, l'Armée de l'Air, toute l'armée soviétique était là, sous mes yeux. Je regardais les beaux écrins, les bracelets au look volontairement toc et je pensais aux conducteurs de chars qui, entrant dans Prague en 1968, avaient dû regarder l'heure à leur poignet (modèle armée de terre, vert kaki), aux pilotes de la guerre en Afghanistan (une paire d'ailes ornait le cadran). Sûr, je n'étais pas de mon temps et si j'éprouvais une nostalgie, ce n'était pas, ça non, celle de ce jeune homme sûr de lui, exalté, à qui Le Cuirassé Potemkine ne devait pas dire grand chose...
L'entretien fut bref, je posais quelques questions d'ordre privé, pour la forme, où avait-il grandi ? Ses parents le soutenaient-ils ? Aimait-il Dostoïevski ou Tchekhov, merci, au revoir.
J'ai écrit mon papier, difficilement. J'en avais pourtant gribouillé des portraits de joyeux entrepreneurs, modernes et sans complexe, c'était la loi des pigistes, ne pas se poser trop de questions si on veut manger et financer son prochain reportage. Quelque chose bloquait. J'avais une passion pour les montres, mécaniques et automatiques, mais il était bien question de mécanique horlogère... Gorbatchev venait à peine de lancer sa Perestroïka que déjà, des petits malins pariaient sur l'éclatement du bloc soviétique. Sur la nostalgie qui s'en suivrait... « On va la regretter, l'Armée rouge », me lançait souvent un ami, pour rire... Ce jeune chef d'entreprise dont il fallait que je dise combien il était de son temps ne riait pas lui. Il y croyait ferme à son business de la nostalgie du communisme soviétique.
Quelques mois plus tard, un autre malin lança des montres Perestroïka, mécaniques, à large cadran, bracelet en cuir de couleur dans mon souvenir.
Plus tard, fin 87 sans doute, rue du Jour, dans la boutique d'un jeune créateur, je lus l'étiquette d'une veste de tailleur : Lénine. L'amie qui m'accompagnait ne comprit pas mon mouvement de rage : « Allez, viens, on s'en va... Pourquoi pas un bleu de travail "Staline" !, tu verras, ça finira par venir !! », C'était injuste, elle n'y était pour rien... Ma colère était au diapason de mon impuissance, de mon incompréhension : c'était quoi ce monde où des petits malins pouvaient parier sur la nostalgie de l'empire soviétique dont nous vivions les dernières années ? Personne n'imaginait que le Mur de Berlin puisse même se fissurer et, déjà, on versait sa larmichette sur ce monde englouti, en n'oubliant pas de vendre les produits made in URSS, au look si délicieusement ringard...
J'étais jeune encore... Je ne savais rien de la Nostalgie. Pour une rencontre, ce fut une rencontre...
Maintenant que le temps a passé, je me suis calmée. Je ne m'effraye plus de ces nostalgies commercialisées. Heureusement, parce que les années 80 et 90 n'ont pas lésiné, jusqu'à nourrir une nostalgie d'elles-mêmes... À peine une année était-elle achevée, hop, il fallait les regretter, les chérir... Moi, j'avais la souvenance paresseuse, c'était pas bien mon genre, se mirer dans ces miroirs que l'époque se tendait à elle-même en permanence. Je croyais sottement que nous étions bien jeunes pour verser dans la Nostalgie, qu'on avait bien le temps tout de même. Que le Temps devait faire son œuvre, trente ans au moins... Bêtement, c'était l'Ailleurs qui m'attirait, et le monde tel qu'il allait sa marche chaotique, vivant.
À l'aube des années 90, j'ai croisé une autre nostalgie, d'un ami de 30 ans, pour son enfance. Nicolas et Pimprenelle servaient de support à des installations, des films en Super 8. C'était drôle, décalé, distancié. Cela m'a touché.
Il n'y avait qu'un problème : de souvenirs de mon enfance, je n'en avais point... Mon enfance était un magma dont je ne parvenais pas à tirer la moindre pépite. C'était embêtant tout de même d'être si peu de son temps. Je visitais de temps à autre un psychanalyste, mais que pouvais-je lui montrer d'autre qu'un voile opaque sur mes douze premières années ? Il ne paraissait pas trouver cela grave. Moi, si. Qui dit amnésie, dit secret, qui dit secret dit mystère, mauvaise action, crime ou châtiment... Mais quel crime, quel châtiment, ça, mystère et boule de gomme.
Pendant que je pataugeais dans le non-souvenir, la Nostalgie allait son train. On se souvenait en chansons, sur une fameuse radio, c'était étiqueté ringard par les intellos qui pourtant n'étaient pas en reste de souvenance. Leur madeleine, c'était Mai 68, un temps que je n'avais pas vécu, trop jeune. Ah, si, un souvenir tout de même. Mon beau-père rentrant à la maison un soir, furibard et amusé en même temps : il avait fait une visite chez des patients qui, paniqués par la grève générale, la pénurie, avaient trouvé malin de stocker de l'essence dans leur baignoire... Chacun y allait de son souvenir d'ancien combattant... En 1978, on avait célébré les dix ans de Mai 68, on remit ça en 88. Peu importait que la seconde célébration contredise la première, l'essentiel était de se souviendre, comme disait mon fils quand il avait trois ans...
Mes vrais souvenirs sont venus bien plus tard, à la naissance d'un mouflet de 3 kg 6, cinquante centimètres, un 31 du mois d'août de la dernière année du XXème siècle. Oh, pas tout de suite, ça non. Là aussi, j'ai pris mon temps. Nous avons pris notre temps, Mouflet et moi puisqu'aussi bien, ce travail-là, nous l'avons fait les yeux dans les yeux, sa joue contre mon bras, sa main dans ma main. Je n'étais pas très douée... Le câlin du matin, tiens. J'étais persuadée qu'il n'était pas parfait puisque je ne me souvenais pas des miens de câlins. Avaient-ils au moins existé ces câlins ? Mystère et boule de gomme. Chaque matin pendant au moins neuf mois, j'ai appelé le psychanalyste qui continuait d'attendre que je lui parle de mon enfance pour lui demander si c'était bien normal de faire un long, très long câlin avec son fils... Sage, l'homme de l'art entendait : c'est quand même agaçant, aucun câlin de mon enfance ne me vient... Et me répondait que c'était normal, j'arrêterais avant que mon fils ait dix-huit ans, pas de panique.
Un jour, je n'ai plus téléphoné. Je n'avais toujours aucun souvenir, mais j'étais parvenue à construire notre petit monde qui allait son train, tranquillement.
Et puis, les souvenirs ont déboulé, à leur rythme et ont trouvé leur place dans la maison de nains que nous habitions à l'époque... À leur manière, ils se sont agencés. Je suis un as du bordel, comme le reste, mes souvenirs sont désordonnés (au passage, réédition du merveilleux livre de José Corti, sous ce titre parfait, Souvenirs désordonnés).
J'entasse donc les boîtes à souvenirs, boîtes à images.
Celle du métro, rame rouge de la Ière classe (merci Grain de Sel), celle des années 70 où je cherchais quelles voies seraient les miennes. Celle du téléphone en bakélite blanc dans la chambre de ma mère et de mon beau-père, plus chic que le noir (merci Grain de Sel, bis). Celle des années 60... Défilé d'enfants sages de bonne famille de cette ville maritime que j'habitais, où la Royale régnait, figure tutélaire, adorée et détestée... Je leur enviais leur sagesse aussi innée, j'en étais persuadée, que leur talent de violoncelliste... Ma mère avait vendu notre piano avant mes cinq ans et je n'aspirais qu'à égaler mes frères, champions du monde de 400 coups. Leur week-end dans une maison qui sentait bon le feu de bois. On y allait bien, dans notre maison du bord de mer, mais le moindre feu dans une cheminée me collait illico une crise d'asthme proustienne...
Mon plus beau souvenir est plus récent. Nous sommes en 1982. Je débarque chez mon père, immense appartement à Neuilly, ce ghetto où je suis un passager clandestin. Je regrette la ville maritime, Paris me fascine et m'effraye. Officiellement, je fais des études de lettres. En octobre, je sélectionne mes cours, Restif de la Bretonne le lundi matin à 8 h, Marivaux, le grec et ça suffira comme ça. L'essentiel, je l'apprends ailleurs, dans les bistrots où je fais l'observateur, des heures durant. Mon cousin vit chez nous, je ne sais plus pour quelle raison. Lui et mon frère sont de sacrés larrons qui collectionnent les blagues. Je les pistonne pour une émission de BD le samedi après-midi, sur une radio dont Jean-Edern Hallier fait le rédacteur en chef foutraque. Ils y font leur Pierre Dac, leur Jean Yanne, en se marrant, invitent les auteurs de BD à trinquer devant le micro.
Certains samedis soirs, mon cousin et moi nous retrouvons pour une cérémonie clandestine autour du téléphone -un bon vieux téléphone en plastique, gris, bien moche, caché dans un des couloirs de l'appartement. En ces années, l'objet intéresse peu. Plus tard débarquera le Minitel, une sacrée aventure. Pour l'instant, le téléphone représente pour nous de sacrées engueulades paternelles quand nous restons trop longtemps à parler avec nos amis -mon record, trois heures quarante-cinq avec une amie en stage à la Voix du Nord, à Calais... Quand mon père fait le standardiste pour les jeunes filles qui cherchent mon frère, chaque soir à partir de 8 heures...
Or donc, ces samedis, avec des mines de comploteurs, aux environs de onze heures, mon cousin et moi composons un code à quatre chiffres et là... Je frissonne quand j'y repense. Là, nous tombons dans un espace étrange, comme un trou sans fin. Plutôt, un non-espace, utopie parfaite.
Dans cet espace sans limites, toutes les conversations se mêlent jusqu'à former un nuage épais. Certaines voix sont lointaines, semblables à celles des VHF en bateau, d'autres étonnamment proches et claires. Si je ferme les yeux, je vois cet espace : d'un bleu-nuit, les voix y sont des cordes d'acier tendues qui se croisent, se suivent, parallèles, et vibrent. Une géométrie non-euclidienne parfaite. Dominia propose un rendez-vous dans un appartement du boulevard Henri IV. Masque Noir jure qu'il sera à l'heure. Des dizaines de voix, d'hommes, de femmes, se perdent dans cet espace clandestin qui, apprendrai-je plus tard, correspond à une ligne suspendue. Le tout évoquait un immense réseau en folie où les voix, comme des trains ivres, filaient à toute vitesse. Personne pour contrôler, stopper ces conversations irréelles...
Mon cousin et moi avons souvent appelé, ensemble (sans nous avouer que nous le faisions aussi, seuls, ni que nous avions osé nous rendre à certains rendez-vous).
Et puis, un samedi soir, nous n'avons plus appelé.
Le réseau est mort de sa belle mort, enterré par le Minitel dont je n'ai jamais eu le goût. On était loin, devant son écran, du mystère de ces voix dans l'obscurité, hors-temps envoûtant. Les frimeurs se la donnaient, à coup de raccourcis, prémices du langage SMS. Les voix du samedi soir, c'était autre chose, de sensuel, malgré ou à cause des grésillements et de cette impression de vide absolu.
J'ai longtemps cherché des preuves de l'existence de ce réseau, interrogé des amis, en vain, personne ne se souvenait ou ne voulait se souvenir. J'ai même téléphoné un jour à je ne sais plus quel service de France Télécom, alors dénommé P.T.T. Un monsieur charmant m'a écoutée, assuré qu'il se renseignerait. Une semaine après, je l'ai rappelé, rien, non, il n'y avait pas de traces de ce piratage d'un non-espace. Je suis restée un moment à parler avec lui, à essayer de le convaincre. Il n'y croyait pas vraiment à mon histoire, sans me dire que c'était impossible, non, je ne dis pas ça, mais... Je l'ai remercié du temps qu'il m'avait offert, j'ai laissé mon numéro au cas où quelqu'un dans cette grande et noble maison, se souvienne, un jour, de quelque chose.
Et je suis restée avec ma Nostalgie numéro Un, la plus belle, parce que je n'ai aucune trace, aucun signe de ce monde traversé.