Matilda, l’immensité du monde n’est rien, tant mon amour pour toi est grand. Tu es le symbole de toutes nos luttes et de tous nos amours. Tu es mon permis de résistance.
Pour Matilda / Partie II.
Lundi matin tu a sortis la pancarte de ton placard et tu es allée sur la place rejoindre tes amies, tes sœurs. Une fois encore, vous avez montré le chemin de la liberté, réclamé des réponses à l’innommable. Vous refusez d’accepter que nous sommes morts au monde.
Seul dans ma cellule, oh ma Maltilda, si seulement je pouvais te dire.
Mon géolier qui est un ami de mon père m’apporte chaque matin mon peu de nourriture et parfois aussi des morceaux de papier (parce que je le lui demande). Peu à peu je prends la mesure de mon oisiveté. Toute ce temps perdu à vivre… et pourtant je vis.
Pour ne pas perdre l’idée de ce monde, pour conserver ma dignité, à l’heure du «couvre-nuit», je réivente chaque soir les courbes de nos souvenirs : je me suis remis à dessiner. J’ai aussi commencé des dizaines de scénario de films, écrit des dizaines de « débuts ».
Comme si le temps devait me manquer, aucun n’aboutit jamais. N’existent que des bribes.
Certaines phrases de mes scénarios commencent ainsi : « Le 11 septembre, Matilda…», une autre encore : « Il aurait vécu une retraite heureuse ».
Les titres des principales séquences étaient : « Rien qu’une journée en prison », « La valse des capitaux », « Comment berner le peuple ?», « La démocratie dépend-elle de frais de publicité ? », « Les diables », « Nos souvenirs de vacances », « Les directeurs de la prison », « La visite des cadres ».
Mon texte favori débutait ainsi :
Séquence 1 – Intérieur jour.
Matilda a accroché son tablier au vieux clou contre le flanc de l’épaisse armoire de bois de la cuisine. Les arrondis du tissu se sont figés dans les replis du temps. Ils ont éteint à tout jamais les courbes de la toile. Le solide tablier pend telle une dépouille. Matilda ne se préoccupe plus de savoir si le tablier était beau avant avec ses longues traînées rouges et ses carreaux blancs.
Elle ouvre le robinet et laisse couler de minces filets d’eau sur ses mains, le long de ses belles rides. L’esprit perdu dans des pensées sans contours, elle s’approche de la fenêtre à pas lent. On aurait pu dire : Matilda s’est une fois encore approchée de la fenêtre. Devant elle, l’immense paroi de la Cordillère fait office de réflecteur.
Des tonnes de lumière enveloppent son corps frêle. Elle aussi, elle pourrait presque disparaître tant elle ne vit que dans l’espoir.
Mon Juanito accourre du haut de ses cinq ans. Il tire sur sa robe et réclame sa part du butin qui cuit dans le four ? Son innocence vient la tirer de sa rêverie. Pendant qu’il mange de ton succulent gâteau au chocolat, Il lui parle. Il lui dit des mots que j’entends résonner fortement et je te dis à mon tour :
- Non, non, Matilda ; ne disparait jamais !
Je rajoute avec lui, je t’en supplie Matilda, reste la mère, la mémoire ! Reste le chemin de la révolution. Reste vivante ! Continue à faire de bons gâteaux à tes petits enfants. Ces chérubins ne connaissent de toi que les sourires.
Ma Matilda, comment refaire à jamais la route en marche arrière et rattraper un jour toutes ces journées, toutes ces heures passées si loin les uns des autres ?
Je suis certain que ma sœur vient te voir pour te demander conseils. Tu l’ennuies sans doute parfois avec tes réponses, mais elle sait le privilège qu’elle a de t’avoir à ses côtés. Elle sait qu’il lui faut être avec toi, gentille pour deux ! Pour elle et pour moi !
Je ne rêverais que d’une chose, une seule, prendre parfois sa place dans ces moments ou tu la serres dans tes bras et que tu lui dis que tu l’aimes. Ma tentative d’écrire un « vraie histoire » semble vouée à l’échec. La réalité prend toujours plus place que la fiction. Je m’arrête d’écrire. Je suis condamné aux morcellements.
Un enfant dans les couloirs.
Dans la prison, de temps en temps, un enfant vient . Il doit avoir six ans tout au plus. Il va nu-pieds mais ses vêtements sont corrects. Je ne sais pourquoi, il est là. Qui l’autorise à venir dans ce lieu si loin de toute enfance ? Il déambule dans les couloirs, seul. Souvent, au bout d’une ficelle effilochée il traîne derrière lui un maigre camion en bois, à roulettes. Le roulement des vieilles roues résonne dans le long couloir de notre étage. C’est par ce bruit, que nous savons que cet enfant est là.
L’autre jour, L’enfant est venu nous rejoindre dans l’atelier de travail. Il s’est assis sur une caisse en carton et nous a regardé travailler sans un mot. Personne ne faisait attention à lui. Comme s’il était transparent. Lors de la pose, (cinq minutes bienveillante de pose) je suis allé vers lui et lui ai tendu un dessin que j’avais fait pour lui. Il l’a mis dans la poche sans même le regarder. Il a tourné son visage en scrutant partout, comme s’il avait peur d’avoir été surpris à me parler. Il a ramassé la ficelle de son jouet puis il est sorti, en courant, mu par une peur, que je ne m’explique pas.
Mon compagnon Pépé a levé un œil discret par dessus sa machine à emboutir et de son index m’a fait signe que « non ". Il a remué son doigt plusieurs fois pour me dire "non." Nous n’avons normalement pas le droit de quitter notre poste de travail. Je suis retourné derrière ma machine. Mais Pépé, toujours de la main, m’a fait comprendre que « non, », il ne fallait pas parler à cet enfant ?
Le lendemain matin, j’ai été convoqué, chez le directeur. Le dessin que j’avais donné à l’enfant était sur son bureau. Je me suis pris deux jours de mitard, sans rien à manger pour avoir quitter mon poste de travail.
Le deuxième jour, j’ai vu deux grands yeux à travers les barreaux de ma cellule. C’était lui. Il avait un papier et un crayon et voulait que je lui dessine un nouveau dessin. Le retour du « Principito » ?
J'hésite, deux jours de trou par dessin ! Ma "grande œuvre" avance dans la souffrance».
Il faisait maintenant nuit. Je cessais de lire. J’avais un peu faim. Je levais les yeux et vis dans le miroir brisé de l’immense armoire, mon image déformée vaguement éclairée par la lune. J’avais le sentiment que ma barbe était devenue bien longue. Depuis combien de temps étais-je ici à lire ce texte ? Je ne le savais pas. Je ramassais une photo tombée à terre. Autour de moi, je contemplais avide et inquiet la forêt de cartons qui m'entouraient.
Je me mis à rêver à une seconde vie. Celle que nous vivions n’aurait été qu’une répétition et nous aurions le droit d’en vivre une autre. Nous tous les humains, nous aurions le droit à une seconde chance, les animaux et les plantes aussi.
Didier Zuili
Varsovie 2011
PS : Sur la photo, l'oncle Léon était monté sur un cheval à côté d'un ami paysan, à cheval lui aussi. Léon devait avoir une trentaine d’années. Ils avaient l’air heureux tous les deux. Ils nous regardaient face caméra.
Au dos de la photo était inscrit : Santiago, 4 janvier 1960. Chile.
A l’instant même de notre disparition, les photos sur lesquelles se sont inscrits nos visages, nos corps, nos souvenirs, les phrases, les films, les objets qui nous appartenaient, les lieux où nous sommes passés, les baisers que nous avons donnés, l’ensemble des traces physiques ou émotionnelles que nous avons laissées; à cet instant, ces images prennent avec la mort toujours un autre visage.
La mort donne du mystère à tout.