Elle s’appelait Line. Vingt ans, jolie, des rondeurs, devant, derrière, bien équilibrées, ni trop ni trop peu. Elle était blonde. Moi, j’étais alors (et le suis resté) un garçon à brunes, peut-être à rousses, mais je n’en suis pas sûr, car les rousses, les vraies n’est-ce pas, Messieurs? on n’en rencontre pas des masses, il me semble, au long d’une vie.
J’étais venu ce vendredi, vers dix-huit heures, dans le petit appartement que lui louaient ses parents, rue de la Nuée bleue, pour recopier le contenu d’un cours que j’avais séché la veille.
Ce travail fini, elle me demande si je vais au restau U du FEC, près du charmeur de mésanges, pour dîner. Je lui réponds que non, je ne peux pas, il ne me reste que dix centimes en poche (la partie de flipper coûte vingt centimes à l’époque).
Elle ouvre alors son minuscule frigo, en sort un poulet fumé, trois tomates et une petite salade et nous préparons une dînette. Cependant que nous mangeons, je vois au bord de la table un drôle d’objet tout cabossé. Ça ressemble à une boîte métallique qui n’aurait pas de couvercle tout en étant complètement fermée et je serais bien en peine de lui attribuer une fonction quelconque. Je le prends en main, ce bidule, et le soupèse (il est lourd), tout en regardant Line. Elle me dit: C’est un réveille-matin. Je dis: Mais il n’a pas de cadran? Elle me répond: Il dit que quand on dort, on n’a pas besoin de regarder l’heure... Il m’a offert ça à son retour de vacances en Grande-Bretagne; c’est un réveil-boîte à musique.
Elle me prend l’objet pour appuyer sur un onglet à sa base et va le poser sur la table de chevet, près du lit. Puis elle revient.
Ma main est restée immobile, sur la nappe. Délicatement, Line soulève mes phalanges. T’as d’ belles mains, tu sais? qu’elle me dit alors. Et elle porte mes doigts à ses lèvres...
OOOOO
Le lendemain matin, le réveil sonne, à pas d’heure. Un régiment écossais s’est mis à défiler dans la pièce et les bag-pipes couinent, couinent! A tue-tête! Line s’est réveillée une seconde après moi. Elle se jette en travers de ma poitrine, saisit l’objet au chevet du lit et le balance à l’autre bout de la pièce en grommelant qu’il ne s’arrêtera pas, de toute façon, avant la fin de la fichue marche militaire.
Après quoi, elle tourne son visage vers moi. Elle me jette un drôle de regard, comme si j’étais un étranger... Elle secoue la tête un bon coup, faisant voler ses cheveux blonds, tire soudain le drap sur son corps nu et, agenouillée sur la couche, elle me re-regarde. Mais alors, cette nuit, finit-elle par dire, nous avons trompé ton copain, tous les deux...? Et elle éclate de rire.
Nos fous-rires s’étouffent dans un enchevêtrement joyeux de peaux et de lin... qui, du coup, n’est plus vraiment candide. Quand je reprends mon souffle, bien plus tard, je lui dis, enfin mettons que ça m’échappe: Quel veinard quand même, mon copain, ton Bertrand!
Ceux qui rêvent éveillés ont connaissance de mille choses
qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis.
Edgar Allan Poe (Histoires grotesques et sérieuses)