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Billet de blog 28 août 2013

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Echouage

Récemment Bérangère Bonvoisin nous disait dans un billet : « échoue avec tranquillité », précepte énoncé par Nova dans « Par les villages » de Peter Handke. L'occasion lui en a été donnée par la reprise de la pièce à Avignon par Stanislas Nordey.

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Récemment Bérangère Bonvoisin nous disait dans un billet : « échoue avec tranquillité », précepte énoncé par Nova dans « Par les villages » de Peter Handke. L'occasion lui en a été donnée par la reprise de la pièce à Avignon par Stanislas Nordey. Mauvais disciple de Nova j'ai beaucoup échoué et je manque souvent de tranquillité, et cela encore plus quand me reviennent en mémoire les grands moments des spectacles auxquels j'ai assistés. Suite à un autre billet Bérangère Bonvoisin a mis en ligne et à ma demande un extrait d'un autre moment fort d'un inoubliable spectacle, « Edouard II » de Marlowe avec Bertrand Bonvoisin et Philippe Clévenot. Pourquoi cette intranquillité ? Est-ce le fait, en fin de journée, d'avoir le sentiment d'avoir été plus spectateur qu'acteur ? Fin de journée ? Faim de vie, encore ?

 Comme Bérangère j'ai mes souvenirs concernant « Par les villages », un sommet sur mon chemin avec Peter Handke découvert un jour, il y a bien longtemps, avec « Outrage au public » dans un théâtre universitaire à Clermont-Ferrand. Et son poème du début des « Ailes du Désir », 

Lorsque l'enfant etait enfant - Peter Handke - Les Ailes du desir de Wim Wenders - HD (720p) © coquio

 et « Le Pupille veut être tuteur » et, et....Wim Wenders...Et son traducteur Georges-Arthur Goldschmidt venu à Toulouse nous parler de lui...Peter.

 « Par les villages » est depuis des années sur mon chevet, en désespoir de cause, comme une bouée pour me sauver de l'angoisse d'un voyage au bout d'une nuit. Bérangère évoque la mise en scène de Claude Régy, moi c'est à celle de Jean-Claude Fall que je me réfère, je vous donne ici la critique qu'en avait fait alors Olivier Schmitt dans Le Monde du 26 novembre 1988 :

 « Il y a dans Par les villages, pièce écrite à la fin de 1980, par Peter Handke, un personnage féminin fabuleux, Nova, qui, telle la jeune étoile chère à l'astronome, apparait brusquement et luit d'un feu intense. Au tout début de la pièce, elle ordonne au poète : " Passe par les villages, je te suis. " Puis, au bout du voyage, de la lente promenade dessinée par l'écrivain autrichien, elle réapparait pour une adresse longue et belle, irradiée de soleil, enflammée de courage, appel sublime à la résistance face à tous les dangers.

Nova est certainement le plus beau personnage écrit de longue date par un auteur dramatique. Un " rôle " vertigineux, exaltant et qui met en danger, à tous les instants, son interprète. Jean-Claude Fall, metteur en scène du spectacle créé il y a quelques jours à la Maison de la culture de La Rochelle et présenté à partir de mardi prochain à Paris dans le cadre du Festival d'automne, a senti l'importance de l'enjeu et pris tous les risques : il a confié ce rôle à une jeune femme, Dominique Frot, singulière autant pour son physique _ elle est si petite, fluette, apparemment fragile _ que pour sa voix, forte, incroyablement à l'aise dans le grave comme dans l'aigu, sinueuse donc. On peut la tenir aussi bien pour un " phénomène " bizarre, aux limites du supportable, que pour l'actrice la plus bouleversante qui soit, ou bien encore osciller, à l'intérieur d'un même spectacle, entre ces deux attitudes.

C'est le chemin qu'a dû faire, à La Rochelle, un public désorienté. Après que Dominique Frot eut dit la moitié des neuf pages du texte qui clôt Par les villages, quelques-uns des spectateurs puis une bonne partie de la salle ont voulu l'interrompre, la chasser, lassés par une diction si troublante. L'actrice s'est donc interrompue : " Cessez de vous rongez pour savoir s'il y a Dieu ou non-Dieu, disait-elle. Ça ne vous plait pas ? Vous voulez que j'arrête ? J'étais en train de vous parler de Dieu..." Elle achevait un court, hallucinant dialogue avec ses partenaires, avec la salle, par ces mots : " Je vais vous dire la fin à plat, elle est très jolie, d'accord ? ", ce qu'elle fit et qui était vrai, réconciliant avec elle-même, avec la pièce, ce public qui avait failli.

On entendit alors les mots ultimes de Peter Handke comme peut-être personne ne les dira aussi bien. La comédienne avait enfin fait sienne l'attitude de Handke, telle que la rapportait au début des années 70 un critique new-yorkais qui venait d'assister à une lecture par Handke de l'un de ses textes : " Quand il dit son texte devant un public, Handke fascine par sa voix non émotionnelle, monotone, figée... " Dominique Frot fut fascinante. Par les villages aussi. Double promenade, à l'intérieur et au-delà des frontières du langage d'abord, aventure périlleuse et, comme le notait Nicole Casanova, " c'est dans cet effort, dans cette tension que se trouve le lieu logique de l'oeuvre de Handke, qui brûle de le déserter " (1). A tous les instants, dans la bouche de chacun des protagonistes, un nouveau langage s'élabore, mêlant les faits, les expériences, les mots les plus simples, les plus significatifs mais assemblés, exprimés de telle manière que les voix semblent vouloir jeter un pont qui partirait du coeur pour atteindre le ciel, de l'intimité la plus secrète à l'universel partagé.

Promenade dans le temps et l'espace aussi, celle de Peter Handke, rejoignant comme son héros le village d'origine après bien des pérégrinations, des hésitations, retrouvant l'Europe centrale avec une lucidité incroyable et, en peu de mots, esquissant une morale politique. N'écrit-il pas, visionnaire, avant même que l'Autriche n'élise son président si controversé : " Tu es dans le mauvais pays, mon cher. Tu es dans un pays aussi petit que méchant, plein de prisonniers qu'on oublie dans leurs cellules et plus plein encore de geôliers oublieux, plus solidement en poste après chaque méfait, avec des voix qui sonnent comme si on leur avait placé des hauts-parleurs de mort dans la gorge ".

Dans ce village de montagne, où s'achève la construction d'un chantier, ici une carrière, lieu de l'exploitation la plus dure et aussi du courage le plus quotidien, Handke veut dessiner encore une morale sociale, exprimée ici par le chant, blues bouleversant de trois ouvriers que, seule, sauve la fraternité face au mépris des puissants.

Ces constats seraient terribles, cyniques, si Peter Handke, se distinguant ainsi de Thomas Bernhard (à qui le Festival d'automne rend d'ailleurs hommage), ne trouvait en lui, et dans un environnement qui doit encore pouvoir s'épanouir, la force de continuer d'avancer et de croire, au risque de confrontations successives avec les autres, avec les siens _ superbement mises en scène par Jean-Claude Fall à l'avant-scène, dans un couloir de lumière vive de Dominique Bruguière, _ au risque des traumatismes les plus forts _ comme cette adresse du frère à l'enfant, _ au risque de moments noirissimes comme celui où la vieille femme dit, le souffle court : "Je ne me plains pas, je porte plainte", comme d'autres portent le poids de la souffrance.

On a compris que Jean-Claude Fall et ses comédiens, souvent excellents dans le sillage de Grégor (Michiel Kraft) et de son frère Hans (Laurent Arnal), nous convient au rendez-vous du coeur, de l'intelligence, de la réflexion. Sans plus d'effets que le décor de Gérard Didier et les lumières de Dominique Bruguière, magnifiques. Le metteur en scène, familier de Peter Handke, s'est souvenu que l'auteur, dans son Histoire de crayon, esquissait une "dramaturgie naturelle" du poème dramatique où "les personnages devraient pouvoir s'adresser l'un à l'autre comme jadis les héros s'adressaient aux Dieux". Ce spectacle-là prouve que. quelquefois, la voix du poète peut être entendue. »

Dominique Frot:

Illustration 2

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