Par les temps qui courent, l’arrivée de la présidentielle, la décadence écologique, sur lesquels tous.tes les habitué.es sont autorisé.es à en aller de leur petit avis, la parole-jeune manque cruellement à l’appel. Où se cache-t-elle ? À n’en pas douter, dans les salles de cours, entre deux rayons de produits empaquetés, chez leurs parents, parfois dans les rues, à fouler le pavé ou à se rincer le gosier avec les potes. Mais quelle place est accordée à l’écriture dans tout ça ? L’écriture qui fait mal, qui crisse, qui détonne ou, tout simplement, qui se fait entendre ? Loin de moi l’idée d’imaginer une jeunesse qui aurait désertifié l’espace des mots, je ne peux qu’accuser cette invisibilisation scripturale des jeunes dans le champ littéraire, médiatique voire philosophique. Pour initier un début de réponse, je lance une série réflexive sur, à chaque nouvel article, un thème politique.
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Et puis revint la fâcheuse question, la question tant redoutée, qui, tous les cinq ans, envahit le quotidien de la/du Français.e : « et toi, tu voteras pour qui l’an prochain ? ».
Alors se répand la valse d’arguments évasifs, tantôt empruntés à quelque « expert », tantôt dérobés dans un article convainquant. Alors éclatent, dans un court laps de temps, les vociférations (les deux parties s’accordent très rarement tout de go, à moins d’être encartées), parfois les injures, les cris, les larmes, la vaisselle christique par terre, bras dessus, bras dessous la famille réunie. Alors se répètent, inlassablement, les schémas du débat tel qu’il anime lesdites « démocraties » depuis leur auto-proclamation comme la-marche-à-suivre en 1989. Autrement dit, l’injonction à voter.
Les partis que l’on aurait pu croire les plus proches des jeunesses désœuvrées, ont, eux-aussi, repris le flambeau du vote. Objectif : attirer les jeunes qui ont « perdu confiance en la politique et leurs représentants ». Maintenant, place à la réinvention de la démocratie, aux aides débridées pour sortir de l’asile économique (que l’on finira par payer, tôt ou tard, même sous le plus socialiste des gouvernements), aux études dignes d’être nommées ainsi, bref, à leur prise en considération réelle.
Mais, pour obtenir cette offrande putative, il faudra voter. Une première fois, d’abord. La première fois, c’est toujours enthousiasmant, excitant, citoyennement transcendant pour les plus acquis à la cause d’entre nous. On a le choix. « L’offre politique » s’offre à nous, consommateur.rice.s assoiffé.e.s de programmes (on ne les lit pas et on ne les liera jamais, c’est entendu), palabres d’un instant. Elle nous regarde nous décomposer pendant cinq ans et, vers la fin, lorsqu’on est durement abîmé.e.s, voici que deux, trois agitateur.rice.s (alias les politicien.ne.s) nous attrapent par la manche (nous nous apprêtions à sauter dans le gouffre) et nous susurrent des mots que l'on veut entendre au creux de l’oreille. Et puis, la machine reprend du lest.
Une seconde fois, ensuite. Là, les choses se compliquent. Partout, les unes se déchirent en deux ; certains médias, dans un élan de conscience, brisent le tabou de la neutralité et se transforment en une usine partisane (pour regretter par la suite) ; les universités bruissent pendant les interclasses ; en famille, la question occupe le devant de la scène domestique. Cela dit, ces moments de nervosité diffuse sont à relativiser. Pendant ces deux semaines d’attente, les gens continuent de trimer, de se nourrir et de gérer les mômes ou les vieux (comme ils continueront de le faire le lendemain du résultat du second tour).
L’objection à toutes les critiques adressées à ce système de suffrage uninominal majoritaire à deux tours (ce jargon montre à lui seul l’absurdité de du jeu électoral) consiste principalement à dire qu’à nouvelle candidature, nouveau projet, nouveaux horizons. Si l’on voulait être lacunaire dans notre réponse : à système gangréné, renversement consumé. Dès lors, quand une ou un candidat.e se revendique du chambardement, notamment à l’extrême-gauche, cela prête aux sourires (n’allons pas jusqu’au rire, parce qu’être vraiment de gauche, à cette époque, est une qualité en voie de disparition). Certains d’entre eux.elles appellent à voter pour des idées révolutionnaires. Sur ce point, je m’octroie le droit de rire (mais pas aux éclats car les religieux de la politique risqueraient de me réprimander).
À quel niveau de détresse et d’assoupissement démocratique est-on parvenu pour s’abandonner à une telle résignation ? On me parle de transition, de « candidature de témoignage » et autre modes d’action imprégnés des idéaux communistes du siècle dernier. On me parle d’une réhabilitation des valeurs de gauche par la confrontation des idées, le passage dans les médias, la tenues « d’évènement », tout cela dans un lent processus de ratissage du peuple. Bref, un compromis entre stratégies d’antan et régime “capitaliste démocratique” (1).
Certes, il faut reconnaître l’honorabilité de ces sacrifices et de ces investissements du corps. Là où réside l’impensé majeur de la période actuelle, c’est dans notre positionnement politique cognitif. Selon quelle référant nous projetons-nous ? Selon quel référant agissons-nous ? Les dés de l’extrême-gauche d’aujourd’hui, anti-capitaliste ou radicalement réformiste, sont d’emblée pipés involontairement, par un empêchement psychologique de l’imaginaire.
Au détour de ce sombre tableau, il y a moi. Enfin, il y a plusieurs moi qui se battent en duel. Dans une logique d’auto-défense et de désespoir (c’est en tout cas la ligne pour laquelle ont opté la plupart des candidat.e.s et leurs affidé.e.s), l’étudiant.e que je suis, qui est censé.e voter pour la première fois à une présidentielle en 2022, doit le faire. C’est l’argument de la responsabilité, du moins de l’individualisation du choix (ici, l’adage « se mettre face à ses responsabilités » prend tout son sens), auquel l’on oppose son pendant, la culpabilité. « Un bulletin peut faire la différence ». « Si tu renonces, tu l’auras sur la conscience ». Le tracas et l’angoisse en découlent. Au fond, pourquoi ne pas nous y contraindre ? Après tant de concessions faites ces derniers mois, une de plus n’achèvera personne.
Par ailleurs, il y a ce moi-bataille. Ce moi qui refuse le renoncement. Tout le monde ou presque a aujourd’hui renoncé. Par dépit, dégoût ou dépossession. Un renoncement total, y compris à faire et penser différemment. Car cela serait utopique, dépassé, dé-modernisé. Mais il est devenu vital, à ce moment de bifurcations, de livrer ses dernières forces dans la bataille. De ne plus se morfondre à propos d'un dilemme chronophage et inadéquat aux suites que l'on souhaite donner au monde.
Il est devenu vital de destituer, d’abolir et de divaguer. Franchir le pas du bureau de vote serait synonyme ni de trahison, ni de capitulation mais de mise à mort.
Quand nos espaces de vie quotidienne (bouches de métro, façades de bâtiments, écrans de télévisions) sont saturés de faciès alliciants et bonimenteurs, il n’est pas envisageable de se résoudre à prendre part à leur grand jeu. Les bouleversements qui nous attendent exigent de notre part bien plus d’efforts. Il est désormais grand temps de ne plus faire barrage mais d’ériger les barricades. Et de partir créer.
(1) Hazan, E., & Kamo, Premières mesures révolutionnaires, La Fabrique, 2013.