
Les lampions viennent de s'éteindre sur la Coupe du Monde, édition 2010 en Afrique du Sud. La compétition à peine achevée, l'heure est au bilan. L'exercice n'est pas aussi aisé que certains veulent le faire croire. Par Laurent Dubois et Achille Mbembe, amateurs de vuvuzela.
Par-delà le clarion patriotique entonné dans la presse locale, le tournoi aura été un véritable succès sur presque tous les plans. Pour les prochains candidats à l'organisation de ce méga-événement, l'Afrique du Sud aura placé la barre très haut. Déjà, le Brésil est à la recherche de l'expertise sud-africaine, notamment en matière de sécurité et de construction des stades.
Autre chose est de savoir comment l'Afrique du Sud va gérer les lendemains de cette grandiose fête. La question que beaucoup se posent ici est notamment de savoir dans quelle mesure le savoir-faire accumulé à l'occasion de cet événement sera mis au service de tâches autrement plus compliquées, telles que la lutte contre la pauvreté, la réduction des inégalités sociales, et la création des surplus nécessaires à la redistribution économique.
Pour la plupart d'entre nous, qui auront vécu cet événement du début à la fin, le plus frappant au lendemain de la finale est le sentiment d'irréel qui enveloppe la conscience. Il aura fallu près de six ans pour préparer le tournoi. Celui-ci n'aura duré qu'un mois. Mais il aura mobilisé de puissantes énergies psychiques. Beaucoup auront vécu ce petit mois comme s'il s'agissait d'une éternité. Pour vraiment comprendre l'impact de l'événement, il faut revenir à cette double temporalité, faite de condensation, d'accélération, et d'étalement.
Au sein de cette temporalité, chacun des matches pris individuellement participait à accentuer le sentiment d'exception. Mais globalement, on se sentait aussi à chaque moment acteur et participant à la création d'une histoire en marche. On ne savait pas qui allait gagner, ni comment. Si on savait qu'on était partie prenante de la production d'un événement historique singulier, le dénouement nous échappait. C'est cela qui peut expliquer le sentiment à la fois irréel et profondément enraciné de cette expérience et la manière dont elle s'inscrit dans la mémoire individuelle et collective.
Chacun gardera de cet événement le souvenir qu'il voudra. Nous en garderons le sentiment de participation à une expérience largement partagée, d'un vécu collectif. On se souviendra des couleurs vives, des chants, de l'indescriptible déchaînement de joie qui accompagna la journée d'ouverture. Il sera difficile désormais de voir un match de foot sans le vuvuzela. On aura beau dire que le football est l'opium des masses, nous aurons été témoins d'authentiques manifestations d'amitié et de convivialité entre des gens parfaitement inconnus, des instants de partage –de paroles, de gestes, de sourire, de peine à la suite d'une défaite, de joie à la suite d'une victoire– toutes choses qui suggèrent des manières alternatives de relations humaines dans un monde divisé.
Par delà ses aspects purement mercantiles, le football en tant que sport et événement est générateur d'utopie transformatrice. De voir les capitaines d'équipes aussi différentes que l'Uruguay, l'Espagne, le Ghana, et le Paraguay lire à haute voix une déclaration contre le racisme devant quatre-vingt mille personnes et des millions de téléspectateurs n'est pas rien pour qui connait l'histoire de l'Afrique du Sud et le présent de nos sociétés.
Ce que nous aura révélé cette Coupe du Monde est finalement le désir très répandu d'une convivialité universelle, l'attrait des rencontres avec des gens venus d'ailleurs, et la capacité singulière du football d'une part de nourrir ce désir, et d'autre part d'offrir des instants et des espaces, aussi fugitifs soient-il, de sa réalisation.