
Gérard Delteil est l'auteur d'un nombre important de romans (plus de 60 à ce jour) dans tous les genres « populaires » (surtout polar, mais aussi politique fiction, reportages, romans pour la jeunesse, science fiction). Un certain nombre de ses ouvrages ont connu un grand succès public et mérité : « N'oubliez pas l'artiste », ou Gérard Delteil nous conte son passé de « crayeur » (dessinateur à la craie sur le trottoir parisien) sous fond de guerre d'Algérie, « Pièces détachées », sur le trafic d'organe qui reçut le fameux prix du « quai des orfèvres » en 1993 , mort d'un satrape rouge, une description de la déliquescence du « communisme municipal », « La confiance règne », description ironique d'un petit patron spécialisé dans « la franchise » (les entreprises « franchisées », leurs combines, leurs magouilles) pour n’en citer que quelques uns. Mais c’est l’ensemble de sa production qui mérite la lecture. Elle bénéficie de son passé d'enquêteur (il a publié des reportages fouillés sur les scandales de « la bidoche », sur les prisons, les abus de la médecine, etc.), son sens du récit et de la mise en scène, son humour noir, son sens de la construction et des personnages toujours bien typés et jamais caricaturaux. Le dernier ouvrage qu'il nous présente aux éditions du seuil « les années rouges et noires » profite bien entendu des qualités reconnues de l'auteur, mais il est aussi une plongée passionnante dans ce qu'il est convenue d'appeler les « trente glorieuses » et dont l'auteur nous fait un portrait sans complaisance ni nostalgie. C’est véritablement un sommet du travail de l’auteur, mais aussi un enjeu mémoriel et politique de première importance pour nous ses lecteurs, notre société actuelle étant largement issue de celle qui nous est racontée, ses mensonges, ses non dits, ses violences….
L'action se déroule de 1942 à 1982 et raconte les rencontres, les aventures partagés de trois personnages symboliques de cette époque.
La première, Anne Laborde, est ce qu’’il est coutume d’appeler une gaulliste « historique ». Membre d'une famille de la « bonne bourgeoisie », elle va foncer à Londres dés l'appel du Général de Gaulle (et on sait maintenant qu'ils furent peu nombreux à s'engager si vite) Depuis, elle est devenue un peu une des personnes de confiance, et elle va faire carrière dans l'administration en suivant (de moins en moins) inconditionnellement son mentor, au fur et a mesure ou elle voit les compromissions, les magouilles, les trafics jeter une « part d’ombre » à la légende gaulliste.
Alain Véron est un ouvrier doté d'une double vie. En effet, la nuit, il se transforme en « zazou » et hante les boites de nuit et le monde interlope qui va avec, à une période ou les différents milieux sociaux se mélangent très peu. . Mais il a aussi un frère, engagé très vite au parti communiste (alors qu’Alain Véron est plus attiré par la fête, ses flonflons et ses lumières) et qui va se faire assassiner à la libération. L'enquête que va mener son frère pour trouver le responsable de ce meurtre va être un des ressorts des multiples aventures partagés entre les trois larrons. Mais la fidélité (à ce frère décédé trop vite, à sa classe sociale) va aussi être un des ressorts de sa vie, qui nous « parle » immédiatement, tant le dessin au lavis qui en est fait se défie de tout trait caricatural et nous le livre dans toute son épaisseur.
Le troisième compère se nomme Aimé Bacchielli, et est le portrait craché (et presque fidèle) d'un personnage historique, Georges Albertini. Celui-ci eu à cette période un rôle considérable et trop peu connu. Socialiste du type « planiste » (avec une vision extrêmement autoritaire de la planification, qui rejette la lutte de classe, ladite planification ne pouvant résulter que d’une collaboration entre patrons, « partenaires sociaux » et scientifiques), il devint l'adjoint de Marcel Déat et suivi celui ci sous la collaboration ou il mit au service de l’occupant et du maréchal son entregent et son sens de l’organisation. Condamné sous la libération, il fut emprisonné à Fresnes, ou il partageât sa cellule avec le banquier Hyppolyte Worms qu’’il tira des pattes des « droits communs » (qui occupaient les mêmes cellules que les « collaborateurs » au grand désespoir de ces derniers) et qui lui fournit une aide intellectuelle considérable pour bien s’en tirer devant le comité d’épuration et pouvoir continuer sa carrière de banquier . Cette aide bienvenue fut grassement récompensée, et son organisation reçut le soutien inconditionnel de la « banque Worms » pendant toute l’apr.ès guerre. Il bénéficia d'une grâce « assez incompréhensible » et ne purgeât qu'une peine de trois ans et demis de prison (alors même que de nombreux collaborateurs auteurs de faits bien moins grave que ce qu'on lui reprochait terminèrent leur existence devant un peloton d'exécution) Il fit preuve de deux qualités qu'on lui reconnaissait assez unanimement : un sens inné de l'organisation et le talent de se faire des amis dans les milieux les plus divers. A l'occasion de la « guerre froide », il devint une pièce déterminante de l'anticommunisme militant, avec sa revue « Est ouest » codirigé avec Claude Harmel et surtout Boris Souvarine. Il participa a la scission programmée de Force Ouvrière, il organisa la prise d'assaut des locaux de la direction du parti communiste français lors des événements de Hongrie en 58, fut la cheville ouvrière de l'arrestation de Jacques Duclos lors de « l'affaire des pigeons ». Mais le personnage romanesque s'il reprend à son modèle historique certains de ses exploits les plus connus est aussi l'archétype de tous ces « conseillers de l'ombre » qui fleurissaient entre 1945 et 1981 (ou l'arrivée de « l'union de la gauche » au pouvoir et la fin de la « guerre froide » leur porta un coup fatal)

Georges albertini en 1942
Le récit entrecoupe la description des milieux les plus divers, avec une vraie réussite sur la description de ces milieux populaires, qu’’on nommait alors la « classe ouvrière » qui peuplait les « bastions » aujourd'hui disparus. L'embauche d'Alain Véron à la régie Renault est symptomatique de l'époque, avec une description fine des rapports sociaux entre les travailleurs et l'arrière fond culturel qui constituait le « liant » de ces ouvriers fiers de leur force et de leur influence politique en période de plein emploi. Pour autant, l'auteur ne cherche pas (bien au contraire) à dissimuler la violence directe qui marquait les rapports sociaux de cette période. On a une description assez précise des méthodes « barbouzardes » des officines qui luttaient contre les syndicats rouges. On y décrit une expédition qui va se terminer par le meurtre d'un syndicaliste sur son piquet de grève : cette affaire ressemble comme deux gouttes d'eau a celle qui défraya la chronique en 1976 ou un syndicaliste des « Verreries Mécaniques Champenoises » fut abattu d'une balle dans la tête par un des dirigeant de la CFT (syndical « jaune » maison) de Citroën Reims, par ailleurs militant du Sac et grand ami de Charles Pasqua. Celui ci, Claude Leconte fut condamné à vingt ans de réclusion pour meurtre. Pour autant ces officines (CFT et SAC) ne furent inquiétés que longtemps après ! Une autre occasion de montrer la violence des rapports sociaux fut la grève de 1947 chez Renault qui entraîna le départ forcé des ministres communistes malgré leur volonté, et malgré le fait qu'ils s’opposèrent au début à cette grève qui fut lancé par la volonté d'un petit groupe de militants ouvriers trotskystes, avant qu'elle ne s'impose dans le « bastion ouvrier » de Boulogne-Billancourt. On voit des ouvriers crevant littéralement de faim. La situation des classes populaires, loin de s'améliorer dans l'immédiate après-guerre, fut au contraire aggravée, d'autant plus que le Parti (communiste) avançait l'idée de « gagner la bataille de la production » et de « la grève arme des trusts » L'auteur aurait pu tout aussi bien décrire la grande grève des mineurs de 1948, ou la troupe fut mise à contribution contre les ouvriers. Mais bon, Alain Véron est parisien... On montre également une autre forme de violence, puisque sa participation a ce mouvement social vaut à Alain Véron d'être licencié et d'être obligé de retrouver une place chez un petit garage dont il va progressivement devenir « patron »

Greve renault 1947
Mais la dimension « tout terrain » d'Alain Véron nous permet également d'explorer le « monde de la nuit » et de ses amitiés factices, sans moraline mais sans complaisance non plus. Les autres personnages sont également représentatif d'un découpage en couches sociales diverses, la « haute fonctionnaire » et son avocat de mari, Aimé Bachelli qui explore toute cette jeunesse d'extrême droite prompte a faire le coup de poing (et plus si pas affinité) du coté du quartier latin et qui regroupe jeunesse dorée du coté d’Assas ; et paumés divers qui hantent les rassemblements de cette extrême droite qui sent le souffre, en particulier dans les années 60...
Il faut dire un mot des personnages « secondaires » qui, comme dans n'importe quel feuilleton de qualité sont traité avec tout le respect qui leur est du. Il y a « P'tit Louis » l'ami d'enfance d'Alain Véron, le « militant » qu'on a tous connu, et qui par une longue évolution passera du PCF à la LCR. Il y a le frère « honteux » d'Anne Laborde Jean Pierre qui s'égara du coté de la division Charlemagne et de la collaboration armée, et qui deviendra ensuite un des théoriciens du renouveau de l'extrême droite avant de sauter « mystérieusement » dans l'explosion de sa voiture. Son portrait à la pointe sèche ressemble beaucoup a François Duprat, « néo nazi » assumé et conseiller de l'ombre de Jean Marie Le Pen qui périra dans un attentat dont on toujours pas retrouvé ni les responsables et encore moins les commanditaires, même si on sait que François Duprat se proposait de dénoncer dans un ouvrage dont il avait déjà trouvé l'éditeur, l'ensemble des magouilles financières de l’extrême droite et sa collaboration, en particulier économique, avec la droite « respectable ». Assez bizarrement, on ne retrouva jamais les épreuves dudit bouquin, alors que celui ci était fini d'écrire (le voyage en automobile de François Duprat avait justement pour objectif de donner le manuscrit terminé à son éditeur) On peut regretter que le personnage de fiction ait vingt an de plus que celui dont s'est inspiré l'auteur (ce qui permettrait de comprendre les « tensions » a l’extrême droite entre « aventurier de la waffen SS », soldats perdus de l’Algérie française, et génération occident dont l'ouvrage va pourtant parler.... )

Ici on noie les algériens : manifestation pacifiste du fln en octobre 1961 (plus de 100 morts et disparus)
Quelques épisodes oubliés sont rappelée avec profit, voir même avec talent, renouvelant des périodes que l'on croit connaitre (les prisonniers collaborationnistes, la période de la guerre d'Algérie, celle de mai 68) Les relations entre les forces diverses présentes dans la période ouverte par la fin de la seconde guerre mondiales sont aussi très éclairantes : un certain « partage des tâches » entre PCF et gaullistes « historiques », l'anticommunisme qui tend a réhabiliter des individus sentant plutôt le souffre, mais tout ça dans le contexte d'une longue période de croissance continue de la société française. Cette croissance nous est surtout montrée par le fait que Alain Véron, modeste ouvrier au début du roman, deviendra « petit patron » de garages de plus en plus grand, et qu'il finira, un peu contre son gré, à devenir un notable. C'est aussi le cas d'un de ses amis « du monde de la nuit » qui terminera richissime et assassiné d'une façon atroce par un de ses amants de passage.
Au final, ce roman fera date, a la fois par ce qu'il montre d'une époque, mais aussi pour ce qu'il montre en creux de la notre. Certes, la violence directe n'est pas aussi présente qu'autrefois (car paradoxalement, notre monde est largement moins violent que celui qui nous est décrit) les rapports de classe qui inscrivent les rapports particuliers des hommes entre eux dans la trame plus générale de l'évolution d'une société sont restée eux tout aussi violent, voir même plus, d'autant que les solutions d'époque ont perdu de leur efficacité : le « gaullisme » n'est plus qu'un vieux mythe dégonflé, le communisme tel qu'il fut incarné par le PCF est définitivement mort. Reste des gens qui se battent sans garantie et sans trop de boussole... Reste les fichiers, ceux qui ouvrent le roman, et qui le ferment ! Reste l'état policier : les flics ont changés d'uniformes et de modes vestimentaires (plus de chapeaux mous et de fines moustaches) mais ils n'ont guère changés de méthodes (même si les outils se sont modernisés) Reste a conclure sur Honeywell bull, maitre d'ouvrage du fameux « fichier juif » qui s'est fait connaître plus récemment pour son rôle central dans la mise a disposition d'outil de flicages (comme on se retrouve) pour une série de dictateurs arabes. La boucle est bouclée, de à Amnesys (le nom de la filiale de bull qui a revendu le système de fichage) Un pitch pour le prochain ouvrage de Gérard Delteil ?
Gérard Delteil « Les années rouge et noir » Seuil/roman noir Février 2014 503 pages .