Tout d'abord merci à Christel pour cette édition, ces échanges, ces partages. Je vous lisais, je me lance dans l'exercice de présentation de dix textes. Un challenge pour moi. Je dévore. Et surtout, la littérature, c'est mon métier. Et puis, il est difficile pour moi de parler des dix derniers, parce que je suis dans quatre en même temps, là, deux pour un cours d'agrégation qui commence dans quelques jours (Hernani et Ruy Blas de Hugo) que je relis pour la énième fois et annote, tentant de trouver un biais pour faire partager ma passion de la littérature à mes étudiants ; Les Feux de l'automne d'Irène Némirovsky qui me tombe des mains ; et Le Marché des amants de Christine Angot, dont je ne sais que penser... Donc plutôt dix textes qui m'accompagnent, pour des raisons diverses, dix textes que j'ai aimés, certains graves et importants, d'autres plus légers mais qui ont marqué mon rapport au second degré et au décalage, véritables règles de vie.
NB : le classement n'est pas qualitatif, impossible pour moi d'établir une hiérarchie.
1. Lettres à Milena de Franz Kafka
Le problème des correspondances, c'est qu'on a un peu l'impression, en tant que lecteur, d'entrer dans un espace intime, dans lequel on n'a pas été invité. Ne nous leurrons pas, cela fait partie du plaisir de lecture. Ces lettres précises, celle de Kafka à Milena, nous font découvrir la naissance progressive d'un amour passionnel entre un auteur très particulier, ironique, entretenant un rapport contrarié à lui-même, et une femme fascinante. D'abord très distantes, les lettres deviennent peu à peu amoureuses, les échanges s'intensifient, l'amour s'analyse et se réfléchit. Dans tous les sens du terme. La passion est celle de l'autre comme de l'écriture, contrariée, fluctuante, souffrante. Un monument, que j'évoquerai sans doute une autre fois ici, plus précisément. Et au-delà de ces lettres, tout Kafka, évidemment.

2. Sans doute, avec les Fragments d'un discours amoureux de Barthes, l'un des textes les plus immenses sur l'amour. Pour ceux et celles qui veulent analyser leur rapport à un téléphone qui s'obstine à demeurer silencieux, le pourquoi de notre fascination pour les lettres d'amour, les raisons de l'adoration... Si, comme il l'écrit magnifiquement, "le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre", Barthes nous en donne le dictionnaire. Sujectif et poétique, tissé de la passion des mots (des "figures"), d'inquiétude, de passions, de souffrances. A l'image de l'amoureux, qui "ne cesse en effet de courir dans sa tête, d'entreprendre de nouvelles démarches et d'intriguer contre lui-même. Son discours n'existe jamais que par bouffées de langage, qui lui viennent au gré de circonstances infimes, aléatoires". Sans doute le texte le plus abordable de Roland Barthes. Un de mes livres de chevet, lu, relu, comme tous ses autres écrits.

3. Le Journal de Bridget Jones d'Helen Fielding
Vous avez sans doute vu le film. Le livre est bien meilleur et puis, Bridget, ce n'est pas René Zellweger mais vous ! Une fille avec ses affres de fille, paumée, délirante, gaffeuse, qui court après l'amour, le vrai, le seul, l'unique. Celui auquel elle croit depuis qu'elle a entendu parler des princes charmants.
Bridget, la trentaine, londonienne, partagée entre deux hommes, Daniel Clever, son patron, qui incarne "l'enfoiré affectif", goujat et terriblement séduisant et Mark Darcy, avocat, ami d'enfance, bien sous tout rapport, trop bien, donc fade, et parfois ridicule, surtout quand il porte des pulls ornés de rennes, tricotés par sa mère. Bridget se débat, s'amuse, désespère, note sur son carnet le nombre de kilos qu'elle tente désespéremment de perdre et de clopes qu'elle essaie vainement de ne pas fumer. Elle prépare de fabuleuses soupes bleues, brame des chansons à la mode en pyjama, une bouteille de vodka à la main. Bridget a un don certain pour culpabiliser sans raison, prononcer des phrases qu'il faudrait taire, faire le contraire de ce qu'elle imaginait, prendre de grandes résolutions qu'elle tient une vingtaine de minutes.
Bref, un vrai livre qui détend et amuse. Intelligent dans sa prétendue futilité.
Et qui pose des questions essentielles. Par exemple : "pourquoi ouvre-t-on toujours la bouche pour se mettre du mascara ?". Ben, oui, pourquoi ?

4. Un tout petit monde de David Lodge
Vous rêvez de découvrir le monde universitaire et ses envers ? de savoir quelles haines l'animent, quels "hauts" débats intellectuels le soutiennent ? Lisez ce texte, hilarant, caustique, passionnant. J'avoue que lorsque je l'ai lu la première fois, encore étudiante, je l'ai trouvé très parodique, aujourd'hui, devenue universitaire, je le trouve presque "réaliste" et à peine exagéré. Un signe de sa vérité...

5. Les Chroniques de San-Francisco d'Armistead Maupin
D'abord parues en feuilletons, ces chroniques, Tales of the City, en six tomes - un ultime vient de paraître, une sorte de suite, des années après, Michael Tolliver est vivant - suivent la vie d'une poignée de personnages hauts en couleur, dans le San Francisco des années 70-80. La saga se dévore, on regrette qu'il n'y ait que six tomes, on rit, on pleure. Un immense moment de lecture et un apprentissage de la tolérance, à Barbary Lane. Je garde le dernier tome en réserve, chouette un septième !

6. Eureka Street de Robert McLiam Wilson
Belfast, le terrorisme, la violence... Mais aussi la vie de deux trentenaires, l'un catholique et l'autre protestant. Un roman à la fois drôle et tragique, prenant, passionnant, remarquablement composé. Un sens du récit époustouflant. Au point que je sais avoir dévoré ce "pavé" de 600 pages en deux jours, que je peux affirmer sans crainte que c'est un de mes dix romans préférés, mais que j'ai tout oublié. Et que je vais le relire. Pour la sixième ou septième fois. Chaque fois, je le referme éblouie, me souvenant d'une passion absolue, d'un plaisir page après page, phrase après phrase, mot après mot, effaçant tout le reste. Pour les amateurs, Robert McLiam Wilson a un blog sur Mediapart, à lire d'urgence pour découvrir son art du décalage... et sa maîtrise parfaite, quoi qu'il en dise, de notre langue...

7. Mademoiselle de Maupin de Théophile Gautier
Il faudrait lire tout Gautier, auteur oublié, méconnu et pourtant... Un chef d'oeuvre d'ironie, de refus des règles (littéraires comme sexuelles). Un roman par lettres qui se moque du roman, de la notion même de personnage. Qui travaille la question de la fiction et du désir. Ma bible. J'aime tellement Gautier que j'ai tout lu, tout, jusqu'à ses articles de journaux, ses critiques de théâtre ou d'art. Tout. Sauf Le Capitaine Fracasse. Parce que je veux qu'il me reste un Gautier à découvrir. Il paraît que c'est idiot, que je risque de mourir sans l'avoir lu. Quand le commencer ? Tant pis. Je veux encore un Gautier à découvrir.

8. L'Age d'homme de Michel Leiris
Une autobiographie magistrale, dérangeante, fascinante, fondée sur l'aveu de fantasmes et d'une abjection essentielle de soi. Lucidité et dérision. Un livre dont il est impossible de sortir indemne. Un des plus grands textes contemporains.

9. Quand tu es parti de Maggie O'Farrell
Une femme, plongée dans un coma irréversible, se souvient de son amour fou pour John, de son enfance, etc... Impossible de résumer cette histoire, qui prend aux tripes et nous fait passer de surprises en surprises. Le drame n'est jamais où on l'attend. Encore un de ces textes dont j'oublie tout une fois la dernière page tournée, tant il m'a bouleversée et émue.

10. Je me souviens de Georges Pérec
Une liste de souvenirs, brefs, concis, sans ordre apparent, profondément subjectifs et si proches des nôtres. Comme une mise en abyme de cette liste de livres lus et aimés, justement. Je me souviens de ces dix textes. Quant à savoir pourquoi ceux-là. Quelle logique dans les choix, les réminiscences, les rémanences ? Quel fil dans les choix, par essence subjectifs, que l'on veut faire partager, donc rendre en quelque sorte "objectifs" ?

Je me souviens de Sami Frey pédalant sur la scène de l'Opéra Comique en disant ce texte, le bruit des roues, le phare dans une salle obscure, en 1989. Cette soirée magique.
Et de la découverte de ces "petits morceaux de quotidien, des choses que, telle ou telle année, tous les gens d'un même âge ont vues, ont vécues, ont partagées, et qui ensuite ont disparu, ont été oubliées ; elles ne valaient pas la peine de faire partie de l'Histoire, ni de figurer dans les Mémoires des hommes d'État, des alpinistes et des monstres sacrés. Il arrive cependant qu'elles reviennent, quelques années plus tard, intactes et minuscules, par hasard ou parce qu'on les a cherchées, un soir, entre amis ; c'était une chose qu'on avait apprise à l'école, un champion, un chanteur ou une starlette qui perçait, un air qui était sur toutes les lèvres, un hold-up ou une catastrophe qui faisait la une des quotidiens, un best-seller, un scandale, un slogan, une habitude, une expression, un vêtement ou une manière de la porter, un geste, ou quelque chose d'encore plus mince, d'inessentiel, de tout à fait banal, miraculeusement arraché à son insignifiance, retrouvé pour un instant, suscitant pendant quelques secondes une impalpable petite nostalgie."