C’est choquant que « barbarie » demeure un mot du même genre que musique, peinture ou sculpture. Le genre féminin supporte mal la flétrissure des mots par le crime. La féminité s'éteint de ce côté-ci de l'horreur. Côté bourreau.
On pourrait croire que Jean Clair nous guide avec sa force de conviction, son parti, sa générosité intellectuelle, son goût du don. Mais il n’en est rien. Juste après une microscopique biographie, surgit une fragilité forte qui lui prend la main et le guide à travers le camp.
Voilà une blancheur cadavérique qui frôle ses doigts. Le conservateur se laisse conduire malgré les apparences. Cette détermination-là, celle qui fait le reste de vie dans la disparition sans mort, sans décès, de l’univers concentrationnaire, cette lueur ferme qui vous emporte, c’est Music à Dachau.
« Devant cette épouvante, Music se souvenait d’avoir été un peintre (…). Le peintre prenait en charge ces corps dont personne ne s’occupait, à qui nul ne rendrait le devoir de les ensevelir. Il les portait dans ses yeux comme on porte un corps dans ses bras. Les regardant, il leur témoignait les derniers égards. Les dessinant, il les voyait. Les découvrant, il posait sur leur nudité scandaleuse le voile miséricordieux du regard. » (page 39)
Il faut lire ou relire ce petit livre difficile.
Bien entendu la formule de Renan sur la culture est fausse.
La barbarie est là, toujours là, avec sa volonté d’effacement total.
Et là encore, au cœur de ce qui fait civilisation (voir page 112).
Mais « Music, et d’autres écrivains, artistes, professeurs ont réussi à repousser la déchéance du camp et à maintenir les lois de la cité » (p114). Bien entendu, on a envie de croire Jean Clair dans sa confiance en l’art et les connaissances. Il ne fait aucun doute que Zoran Music et Primo Lévi sont les inépuisables témoins de cette énergie vitale qui fait qu’on ne devient pas un « musulman ». Mais le conservateur laisse le livre se conclure sur un entretien avec le peintre qui lui-même s’achève par une certaine clairvoyance triste: « Je sais que les gens ne peuvent comprendre, qu’ils doivent trouver absurde que je parle de paysage de « cadavres »,parce que les cadavres c’est ce qu’on ne voit jamais justement jamais. Quand quelqu’un meurt, on le cache. »
Humus, humilité (p78). Ce n’est pas tout à fait sans espérance, mot qui a bien fait de rester féminin.