Donald Westlake était un des principaux « artisans » du noir, dans une œuvre complexe et foisonnante. Il est surtout connu pour sa série des « Dortmunder » ce voleur malchanceux auteur de cambriolages tous plus improbables les uns que les autres (quand Dormunter vole une banque, c’est l’ensemble de la banque qu’il escamote) et de polars sous son nom qui conjuguent ironie noire et burlesque pur. Mais il est aussi l’auteur de polars sans aucune trace d’humour mais à la violence glacée sous le pseudonyme de Richard Stark et également de romans cafardeux sous le pseudonyme de Tucker Coe.
Sa mort le 31 décembre 2008 a laissé éploré les membres de son fan club informel mais fourmillant (d’autant plus qu’il a été ici très largement pillé par les jeunes cinéastes qui ont utilisées largement des idées de scénarios toutes aussi surprenante et « malines » les unes que les autres.) L’attente était grande et la publication d’un roman inédit du maitre était fortement attendue. Mais ce roman, « Mémoire morte », est surprenant, et ne correspond pas aux publications habituelles faites sous le nom de Westlake. Pas d’humour, et rien « d’hénorme », ce qui est un peu la marque de fabrique de l’écrivain. Sauf au moins une chose, sa capacité à prendre une idée ou une situation archi classique, et à la retourner comme une crêpe pour en faire une intrigue absolument unique et comme « hors norme ». .
Donald Westlake "Mémoire Morte" Rivage/Noir 2011 384 pages
Le roman noir mettant en scène un amnésique est une figure classique du genre. Le personnage principal est en général soit un criminel (qui a oublié ses crimes) soit un individu qui est poursuivi par des criminels (et qui a oublié pourquoi ceux-ci le poursuivaient. En général, la mémoire du héros revient peu à peu, jusqu'à l’acmé finale qui contient toujours son lot de révélations. « Mémoire morte » est lui écris de façon totalement différente. Dans le cas Paul Cole, le héro du roman est désespérément normal, un tout petit peu glamour avant, complètement terne après. Et n’attendez aucune révélation fracassante, il n’y en aura pas.
Paul Edwin Cole est acteur préposé aux tournées minables dans des petites villes de provinces. La seule distraction qu’il s’octroie à cette occasion consiste à mettre les dignes épouses de la petite bourgeoisie locale dans son lit. Mais là, ça se passe mal et un mari jaloux lui fracasse le crâne. Après quelques jours de coma Paul doit se rendre à l’évidence, il a perdu la mémoire. Il n’a qu’un souvenir vague de ce qu’il était auparavant, un acteur (mais où ?) résident à New York (mais dans quel quartier) Il n’a que quelques flashs qui lui reviennent par bouffées, de moins en moins nombreuses. . Situation d’autant plus précaire qu’il n’a pas assez d’argent pour revenir chez lui et qu’il se heurte à l’hostilité sourde des autorités locales. . Il va lui falloir s’installer quelque part et travailler pour gagner le prix du billet de bus. Au risque, peu à peu, d’oublier son identité première … Un tragique course contre l’amnésie commence.
Le peu d’économie qui lui restent lui permettent de s’installer dans une petite ville (Jeffords) ou il s’installe et commence à travailler dans la tannerie locale. C’est l’occasion pour Westlake de faire une description tout à fait intéressante de l’univers ouvrier dans l’Amérique du début des années 60. Le héro va d’abord dépenser toutes ses économies dans un dispendieux hôtel (qui ne l’empêche pas celui-ci d’être minable) avant de trouver un hébergement dans une famille d’accueil, les Malloys qui le reçoivent plutôt comme un membre de leur famille (il a l’âge de leur fils parti à l’autre bout des usa) Il commence également a «fréquenter » une fille Edna, d’une timidité maladive…
L’état de sa mémoire se détériore cependant de plus en plus : il ne retrouve pas ses souvenirs d’avant accident, mais en plus il oublie tout ce qui ce qui remonte à plus de quelques jours. . Pour se rappeler de son but — revenir à New York —, des choses qu’il a à faire chaque jour, Paul écrit des fiches qu’il placarde sur les murs de sa chambre. Une fois qu’il a gagné l’argent nécessaire, il quitte Jeffords, laissant derrière lui les Malloys, quelques amis et Edna. Mais le retour à New York se passe mal
Revenu chez lui, il s’aperçoit qu’il a perdu tout ce qui faisait sa place dans l’univers social qu’il occupait précédemment. Alors qu’il était considéré comme un individu alerte et débrouillard, il est devenu gauche et hésitant, commettant gaffes sur gaffes d’avoir oublié les codes sociaux de l’univers d’acteurs auquel appartient son existence new yorkaise. Il est candide devant les autres, ne se rappelle pas du tout qui il a été, ni ce qu’il a fait. Pris dans la spirale de la vie de bohême new-yorkaise, il n’est absolument pas armé pour y faire face. Ses anciens amis, déconcertés par son état, finissent par se détourner de lui.
En fait, Paul Cole est mort. Notre héros est prisonnier des sables mouvants de sa mémoire et on assiste à la désintégration progressive de sa personnalité d’où des questions sous-jacentes au roman : un homme peut-il vivre sans son passé ? Les souvenirs et l’expérience acquise ne sont ils pas à la base d’une personnalité ?
Cette plongée dans la grisaille, cette froide descente vers la mort est d’un pessimisme absolu, d’autant qu’elle trimballe le héro d’une destinée marquée par la superficialité et le cynisme (le milieu des acteurs est montré de façon particulièrement cruelle) à un saut au-dessus de l’horizon vers le vide. . C’est poignant, désespéré et désespérant. Un roman absolument magnifique qui voit un personnage sombrer sans rémission à la recherche de lui-même. L’écriture est d’une sobriété exemplaire, la progression dramatique fine et subtile et la conclusion implacable. Car la destinée du héro, c’est le néant total… Un grand roman