Billet de blog 23 novembre 2014

Jacques Tessier (avatar)

Jacques Tessier

Abonné·e de Mediapart

Pierre Lemaitre avant le Goncourt...

Jacques Tessier (avatar)

Jacques Tessier

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

J’avais été bluffé par le deuxième volet de la « trilogie Verhoeven » : Alex, dans lequel Pierre Lemaitre nous révélait sa maitrise  narrative avec deux basculements de situation qui déstabilisaient le lecteur. En effet, la jeune femme victime dans la première partie d’un inquiétant psychopathe se révélait dans la deuxième partie aussi psychopathe que son agresseur, avant de redevenir dans la troisième partie qui nous proposait un nouvel éclairage de son passé, une victime expiatoire. Du grand art !

 Aussi, en commençant la lecture de Sacrifices, je me doutais que j’allais être à nouveau  bousculé dans les certitudes que le début du livre  installerait pour  mieux les faire basculer par la suite. Pierre Lemaitre avait trouvé une technique qui fonctionnait du feu de dieu pour accrocher le lecteur, pourquoi  irait-il en changer ?

Au centre du roman, on retrouve le tout petit (1 min 45 s) commandant de police Camille Verhoven, dont le talent de flic est inversement proportionnel à la taille. Camille qui  s’est difficilement remis de la mort brutale de sa femme Irène, a traversé une période de dépression profonde, puis a rencontré Anne, avec qui il tente – mais avec tant de difficultés – de reprendre goût à la vie.

L’histoire débute par le braquage sanglant d’une bijouterie, braquage dans lequel Anne, après avoir aperçu les truands, va être grièvement blessée et défigurée. Camille, qui normalement ne peut  être chargé de l’affaire à cause de ses liens avec Anne, cache ceux-ci à sa hiérarchie afin qu’on lui confie l’enquête : c’est le  point de départ fatal d’une manipulation alambiquée qui va bouleverser sa vie ! Anne, hospitalisée, est à nouveau menacée par le responsable du braquage, que Camille parvient rapidement à identifier.

Mais comme souvent chez Pierre Lemaitre, les apparences sont trompeuses, et Camille va en faire les frais, car il va mettre trop de temps à comprendre qu’il est en présence d’une machination, et il en mettra davantage encore avant de découvrir le responsable de celle-ci ainsi que les raisons qui motivent le meurtrier.

Le roman est écrit au présent, ce qui s’accorde bien avec le souci de l’auteur de susciter un sentiment d’urgence,  une sensation de danger permanent qui tient le lecteur en haleine. L’histoire est vue à travers les yeux de trois personnages : Camille, Anne et l’énigmatique tueur qui est le seul à s’exprimer à la première personne, ce qui nous permet de comprendre qu’il s’agit d’un homme  intelligent et déterminé, mais ne lui enlève rien de son mystère… bien au contraire.

Pierre Lemaitre a une écriture coup-de-poing. Il utilise des phrases  sans fioritures, évite adverbes et adjectifs inutiles, ses descriptions de personnages ou de lieux sont corrosives, efficaces, non dénuées d’humour :

« Sur ce, voici le juge Pereira. Des yeux bleus, un nez trop long et des oreilles de chien. Soucieux, affairé, il serre la main de Camille tout en marchant, bonjour commandant, et derrière lui, sa greffière, une bombe de trente ans avec des seins partout, ses talons vertigineux résonnent sur les carreaux de ciment, quelqu’un devrait lui dire que c’est trop. Le juge sait qu’elle fait un tintamarre pas possible, mais bien qu’elle marche trois pas derrière, pas de doute, c’est elle qui mène la danse. Si elle voulait, elle pourrait même déambuler dans la galerie en faisant des bulles avec son chewing-gum. Camille trouve que Lolita, à trente ans, a viré franchement pute. »

Nous retrouvons certains des collègues de Camille que nous avions croisés dans les deux premiers romans de la série, sauf Armand qui vient de mourir quand le roman commence. Armand dont l’avarice était légendaire, mais qui avait malgré tout des qualités de cœur et que Camille aimait bien. Louis, l’ami fidèle, le dandy  discret, presque timide, Louis à la culture encyclopédique, à la richesse flamboyante, est là lui aussi, prêt à aider Camille sans se poser de questions malgré les dérives de procédure que celui-ci va commettre pour sauver Anne.

Avec Sacrifices, Pierre Lemaitre s’est définitivement imposé comme un des grands du thriller et du polar français, avant même que le Goncourt 2013 ne le consacre comme un écrivain reconnu par tous. Une intrigue tirée au cordeau qui parvient à surprendre les lecteurs les plus avertis, une écriture efficace, plaisante,  sans graisse inutile, un personnage principal surprenant dont nous découvrons peu à peu le passé, les failles et les faiblesses, suffisamment original et fort pour qu’on ne l’oublie pas… l’histoire est conçue comme une machinerie bien huilée qui happe le lecteur dans ses rouages : tout fonctionne parfaitement !

Sacrifices
Pierre Lemaitre
Editions Albin-Michel
362 pages

Cette chronique a été publiée sur le collectif un-polarainsi que sur le blog lectures et chroniques.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.