Une fois encore ils auront manqué leur cible. Mais l'attaque aura été d'une rare virulence. Elle devrait pourtant être habituée, Christiane Taubira, à faire l'objet d'une telle haine de la part de fanatiques, qui se revendiquent patriotes pour mieux dissimuler leurs sentiments nationalistes exacerbés et leur intolérance.
Le prétexte était beau : Christiane Taubira aurait refusé de chanter la Marseillaise. Crime de lèse-majesté, acte quasi régicide : il fallait clouer au pilori cette traîtresse. Retour sur une polémique montée de toutes pièces par l'extrême-droite, avec la complicité de la frange dure de l'UMP.
Samedi 10 mai, Geoffroy Boulard, membre du courant UMP de la Droite forte pousse des cris d'orfraie. Cet élu parisien, notoirement proche de la Manif pour tous version « hard » — il était encore dans la rue le 2 février dernier, pour lutter contre ce qu'il appelle avec d'autres la prétendue "théorie du genre", par laquelle les gouvernements successifs tenteraient d'endoctriner les enfants — est à l'affut du moindre faux pas. Devant lui, Christiane Taubira, commémorant l'abolition de l'esclavage.
Le symbole est beau, le symbole est fort : ce n'est pas la première année que la ministre de la Justice, première femme noire à occuper ces fonctions parmi les plus hautes de l'État, originaire d'une ancienne colonie, participe à cet évènement qui exprime la reconnaissance républicaine de l'horreur de la traite des noirs et l'importance du devoir mémoire. Mais le symbole dérange.
Le symbole dérange ceux qui détestent du plus profond de leur être Christiane Taubira. Des relents de culture coloniale les ont conduits à comparer notre Ministre à une guenon. Et sur internet, ces racistes continuent de projeter leurs vils sentiments contre une ministre qu'ils excluent du genre humain.
Si la Ministre n'avait comme ennemi que les racistes ostentatoires, peut-être la polémique n'aurait-elle pas pris une telle ampleur : la justice peut les punir… et leurs propos sont d’une telle ignominie que les médias ne s'en seraient pas fait le relais. Mais elle compte d'autres opposants, bien plus nombreux, mais également partisans du retour en arrière : ceux qui souhaitent revenir sur l'égalité de droit que la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe a consacré.
Depuis son entrée en fonction, Christiane Taubira a subi les insultes, les campagnes de déstabilisation, les violences symboliques ou réelles, les fanatiques du Printemps français essayant d'entraver la plupart de ses déplacements.
On ne compte plus les appels à la démission, venus tout d'abord des manifestants intégristes, puis relayés par l'extrême-droite, mais depuis par l'UMP et son président. L'épisode de samedi n’en serait qu'un nouvel ersatz, ces appels seraient presque devenus risibles par l'effet de comique de répétition, s'ils ne déclenchaient pas chaque fois les passions identitaires, réveillant la "fachosphère".
Car Geoffroy Boulard a su s'y prendre : cherchant la « bourde », il a cru en découvrir une en ne voyant pas la ministre chanter l'hymne. Fier de détenir ce qu'il voyait comme une insulte à la nation, il appelle aussitôt la Garde des sceaux à la démission, puis récidive sur son blog. Aussitôt Twitter s'emballe, reprend, amplifie, déforme. Le lendemain, Marine Le Pen, avec sa grossièreté coutumière et sûre de son effet, relaie cet appel à la démission.
Las. Tant de bruit pour si peu. Il aura fallu attendre que la furie médiatique s'apaise après s'être abattue sur la ministre, alimentant plus encore les ressentiments des nationalistes, mais aussi de ceux qui, se sentant sincèrement patriotes, ont cru en la réalité d'une insulte faite à la République.
Passée la précipitation de l'indignation, les recherches démontrent que, contrairement à une ce qui était présenté comme une offense préméditée venant d'une "gauchiste" détestant la France, il s'agissait d'une attitude de circonstance adoptée par les personnages publics lors de cérémonies officielles. Personne ne s'était indigné lorsque Nicolas Sarkozy ne chantait pas la Marseillaise lors de telles cérémonies, pas plus quand Benoît Hamon a "confessé" faire de même.
Mais les ennemis de Christiane Taubira auront réussi leur coup. Ils ont pu, avec force, dénigrer la ministre, diffuser une idée fausse, qui petit à petit gangrène les esprits : la gauche n'aimerait pas la France, et surtout pas cette gauche-là, celle du mariage pour tous et du « #gender », celle qui cherche à détruire l'identité française dans la bouillie de l'identité culturelle "mondialiste".
Mais ils oublient qu'ils n'ont pas le monopole de la France, et surtout pas celui des valeurs de la République. En s'attaquant à la Garde des sceaux, ils menacent non seulement les institutions républicaines, mais montrent à quel point ils ne respectent pas ce qu'ils disent défendre.
Ce sont d'abord des adversaires de la liberté — qui souhaiteraient que tous les ministres soient forcés de chanter la Marseillaise quand le protocole officiel ne l'impose pas ! Faire retentir la Marseillaise est républicain, s'en imprégner est patriotique, la chanter est une décision reposant sur le libre arbitre de chacun à qui il appartient de décider s'il lui semble opportun de manifester son patriotisme ostensiblement ou de le vivre, ce qui est tout aussi fort.
Mais peut-être ces chantres de l'esprit nationaliste guerrier préfèrent-ils se contenter de s'époumoner sur la Marseillaise plutôt que se recueillir en réfléchissant aux conséquences de l'esclavage, à ce qu'a signifié la privation de liberté pour des millions d'individus, parce que des hommes blancs, bourgeois, européens, chrétiens et se disant investis d'une mission civilisatrice l'ont simplement décidé ?
Ce sont ensuite des adversaires de l'Egalité qui se permettent de faire des leçons de citoyenneté à notre ministre qui chérit tant nos valeurs. Et quand ils se déclarent fiers "de leurs stéréotypes de genre", défenseurs obstinés du modèle patriarcal et opposés à l'égalité entre les sexes ; quand ils s'indignent que d'autres personnes que ceux qu'ils appellent les "Français de souche", blancs et catholiques, accèdent aux responsabilités, quel modèle pour la France proposent-ils ? Une France des classes, ou plutôt une France des castes, où chacun serait dès sa naissance dans une case et ne pourrait en sortir. Une France de la reproduction des hiérarchies parce qu'elles sont hérités d'un ordre ancien.
Mais ce n'est pas notre France, ce n'est pas notre idée de la France, et ce n'est pas non plus l'idée de la France des révolutionnaires. Ce n'est pas l'idée de la France que la Marseillaise défend et ce n'est pas l'idée de la France pour laquelle sont morts les soldats de la Garde nationale. Ils luttaient contre les monarchies héréditaires voisines, pour la diffusion de leurs idéaux d'Egalité.
Ce sont enfin des adversaires de la Fraternité : ces enragés de la détestation la conspuent par leurs actes et leur paroles. Ils souhaiteraient promouvoir dans le cadre de leur nationalisme étriqué l'idée que l'on peut être plus solidaire en se fermant à l'autre, en revenant à l'idée d'une communauté plus resserrée.
Ils pourfendent l'idéal européen pacifiste parce qu'ils le disent antinational, mais ils promettent la France en guerre contre le reste du monde, ainsi que contre les minorités à l’intérieur, en créant ces castes de Français, voulant inscrire comme le souhaite Marine Le Pen la discrimination entre les "Français de souche" et les autres. Où est passée la fraternité des révolutionnaires, celle qui faisait que le peuple, uni, quelle que soit sa condition ou son origine, pouvait célébrer son unité ? Ils divisent, jouent sur les ambiguïtés, créent les dérapages, zélateurs de leur conception personnelle du patriotisme. Ils oublient simplement qu'ils ne sont pas propriétaires de la France.
Le sentiment patriotique a le droit d'appartenir au peuple français. À tout le peuple français. Les patriotes doivent refuser que l'idée républicaine soit non seulement confisquée par l'extrême-droite, mais aussi que l'extrême-droite puisse s'autoriser à s'ériger en juge de bonne conformité à son patriotisme dévoyé. Le patriotisme ne peut que sortir renforcé de ces attaques à coup de bélier : nous sommes fiers d'être citoyens d'un pays qui défend haut et fort des valeurs universelles, la tolérance et le respect d'autrui.
NDLR La version officielle de ce texte figure sur le site du journal Libération à l'adresse suivante : http://www.liberation.fr/politiques/2014/05/13/taubira-et-la-marseillaise-notre-reponse-aux-boutiquiers-de-la-haine_1016328
par Yann GALUT, député PS du Cher, fondateur et porte-parole de la Gauche forte
Alexis BACHELAY, député PS des Hauts-de-Seine et porte-parole de la Gauche forte
Colette CAPDEVIELLE, députée PS des Pyrénées-Atlantiques
et trésorière de la Gauche forte
Marie-Anne CHAPDELAINE, députée PS d’Ille-et-Vilaine et membre de la Gauche forte
et Mehdi Thomas ALLAL, délégué général de la Gauche forte