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Billet de blog 1 juillet 2011

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Mesurer, classer. Statistiques ethniques ? (par Alain Blum*)

Refuser l’idée que l’apparence peut être mise dans des cases, qu’il existerait une liste d’identifiants, de caractères physiques, qui pourrait être attribuée à chacun, sans hésitation.

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Refuser l’idée que l’apparence peut être mise dans des cases, qu’il existerait une liste d’identifiants, de caractères physiques, qui pourrait être attribuée à chacun, sans hésitation.

Le 23 mars 2009, Yazid Sabeg, « commissaire à la diversité et à l’égalité des chances », position créée par le gouvernement en décembre 2009, mettait en place le Comedd, Comité pour la mesure et l’évaluation des discriminations et de la diversité. Il était chargé « d’identifier, d’évaluer et de proposer les catégories d’observation mobilisables, dans le cas de la France, pour la mesure et l’évaluation de la diversité et des discriminations ». Il devait répondre au souhait du président de la République de disposer d’outils qui « reposent sur des méthodes incontestables », définis, « dans un esprit de dialogue avec l’appui de la communauté scientifique et statistique ». Cette création engageait un vif débat, où s’opposèrent ceux qui pensaient que la connaissance et la liberté du chercheur devaient conduire à développer diverses formes de statistiques ethniques (nommées parfois, par euphémisme, statistiques de la diversité, quand toute statistique est celle d’une diversité), alors que d’autres en soulignaient l’illusion et le caractère pervers voire dangereux. Le rapport officiel du Comedd1, parut alors que le débat était déjà plus ou moins enterré . Il fut enterré aussitôt publié.

Curieuse répétition d’une histoire qui dix ans auparavant avait aussi secoué le monde de la recherche quand certains avaient introduit une vision ethnicisante de la société française, l’enjeu étant alors autre : il ne s’agissait pas de lutter contre la discrimination, mais plutôt de révéler les conséquences de l’immigration, en figeant chacun dans ses origines, ethnicisées lorsqu’on ne venait pas d’Europe.

Relations entre appartenances et comportement

Il est vrai que la politique française montra que l’intention proclamée haut et fort du gouvernement de lutter contre les discriminations était bien imaginaire, et que les actions politiques stigmatisantes, voire violentes, contre des populations désignées par une appartenance ethnique ou une apparence raciale témoignaient si besoin du potentiel usage des statistiques ethniques : entre un gouvernement qui explicitement fait référence aux roms pour procéder à des expulsions du territoire, un journaliste qui affirme que les trafiquants sont presque tous « noirs et arabes », une polémique sur une éventuelle mise en place de quotas dans le foot, on voit bien comment pourraient être utilisées, quoi qu’en aient dit les zélateurs de la statistique ethnique, l’introduction de telles catégories.

Car, les fervents défenseurs de l’introduction d’une telle statistique ont beau dire qu’elle ne peut être utilisée que toute chose égale par ailleurs (en tenant compte, en particulier de la dimension sociale) on voit bien comment, par ce qu’elle porte de préjugés, elle serait interprétée, très vite, en terme de relation directe, essentielle, entre appartenance et comportements.

Il y a en fait beaucoup de confusion. Refuser la statistique ethnique n’est pas refuser l’évidence : l’existence de discriminations fondées sur des apparences. Mais c’est refuser l’idée que l’apparence peut être mise dans des cases, qu’il existerait une liste d’identifiants, de caractères physiques, qui pourrait être attribuée à chacun, sans hésitation. Que tous les autres attributs qui fonctionnent autour d’une personne (la manière d’être, le lieu de résidence, la maîtrise des langues, etc.) ne contribuent pas à se faire discriminer.

La statistique met en boîte

Elle est un outil puissant lorsqu’elle décrit des positions dans le monde économique, une relation établie entre les institutions et les personnes. Elle est un outil au service de l’économique et du social, mais n’a jamais permis une approche fine des identités dans leur complexité. Il y a une position bien scientiste, qu’ont essayé de faire passer quelques chercheurs en mal de reconnaissance, que de penser qu’une construction statistique est l’outil par excellence, indispensable pour l’analyse du social.

La statistique peut être un magnifique outil lorsqu’elle est maniée avec humilité, et lorsqu’elle est critique sur elle-même. Elle peut être en revanche un outil redoutable qui, par sa construction même, offre un discours partisan. Si, bien entendu, certains, dans certaines conditions, seront vus comme des noirs, des Arabes, des beurs, des métisses, des blancs, des Européens, des Auvergnats ou des Russes, d’autres les verront comme des Français, « de type maghrébin », des personnes au teint mat, des Asiatiques. Et qui plus est, selon les contextes, chacun se désignera différemment. Toutes les études réalisées de façon fine, auprès des populations socialement défavorisées, résidant aux marges des centres urbains, montrent à quel point les désignations ethniques sont souples, changeantes, loin d’une identité affirmée et univoque. Enfin, bien des études, en contexte, fondées sur des méthodes d’observation fine, sans introduire des catégories ethniques figées, témoignent des mécanismes de discrimination et permettent d’en comprendre les ressorts principaux.

Evitons donc l’essentialisme, qui, plutôt que de nous rapprocher d’une diversité des apparences, des perceptions de soi, des perceptions des autres, les fige dans ces groupes qui, s’ils sont largement utilisés par la statistique, conduisent à l’exclusion et la stigmatisation, fonderont des politiques publiques discriminantes, au lieu de lutter contre les racines d’un mal qui peut ronger une société.

*Alain Blum est démographe, chercheur à l'Ined et à l'EHESS, il a contribué à l’ouvrage collectif Le retour de la race. Contre les statistiques ethniques, Paris, Editions de l’Aube, 2009.

1/ Inégalités et discriminations - Pour un usage critique et responsable de l'outil statistique : rapport du comité pour la mesure de la diversité et l'évaluation des discriminations, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/104000077/index.shtml

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