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Pour défendre les causes perdues de Slavoj Zizek, Néo-libéralisme(s) de Serge Audier, États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle de Bernard Stiegler, le Dictionnaire du travail (d'Antoine Bevort, Annette Jobert, Michel Lallement et Arnaud Mias), Les Voies de la créolisation, Essai sur Édouard Glissant d' Alain Ménil, les dernières parutions des revues Faites entrer l’infini et Economie et Politique, un dossier des Cahiers d'Histoire consacré au thème « Le corps, territoire politique »... découvrez la sélection du mois de nos critiques coordonnées par Marine Roussillon.
Pour défendre les causes perdues, Slavoj Zizek
Flammarion, 2012.
« De défaite en défaite jusqu’à la victoire finale ». Cette citation de Mao Ze Dong caractérise bien cet ouvrage qui épouse l’optique « messianique » de la lutte pour l’émancipation universelle. Ce qui a été discrédité opère un retour en force. Le mérite de cet ouvrage est là, montrer que sous les cendres de l’histoire couvent les braises de la révolution et qu’elles s’enflamment ici et là avec une flamme toujours renouvelée. La dictature du prolétariat réinventée, le Parti seule organisation possible. « ... La nécessité du Parti découle du fait que la classe ouvrière n’est jamais pleinement elle-même [...] ce qu’il y a de spontané est la perception inadéquate qu’on a de sa propre position sociale, de sorte que la conscience de classe « adéquate » doit être arrachée de haute lutte » (p. 357).
La mise en perspective historique et philosophique, du roi philosophe de Platon, à la volonté de puissance de Nietzsche, à Heidegger, ou à Foucault, permet de séparer le bon grain de l’ivraie dans ces œuvres et de montrer leur part d’actualité tout en en pointant les dérives. De même, Staline est restitué dans son contexte et dans l’histoire du mouvement révolutionnaire. Pétri de dialectique hégelienne, cet ouvrage montre ce qui dans des textes à l’index de la police philosophique est à reprendre et dévoile « le potentiel émancipateur des échecs passés ». Il cherche le noyau dur récupérable pour la révolution de ces « causes perdues » et en quoi les défaites associées ont conduit certains dirigeants révolutionnaires à renier ces concepts et à perdre leur boussole révolutionnaire. Revisitant la perspective communiste contemporaine, il analyse les thèses de Negri et Hardt sur la multitude, celles de Badiou et donne une large place au « malaise dans la nature ».
Ce texte donne à réfléchir aux militants et dirigeants de la cause communiste, même si tout n’y est pas, on s’en doute, à prendre pour vérité révélée. On notera d’ailleurs ici ou là quelques sollicitations, inopportunes, de la vérité historique.
Ivan Lavallée
Le Néolibéralisme
Qu’est-ce que le « néolibéralisme » ? Que peut-on faire politiquement de ce concept ? N’est-il qu’une manière honteuse de parler de quelque chose que l’on connaît très bien et depuis longtemps, à savoir le capitalisme ? Ou met-il en lumière une réalité nouvelle devant laquelle les analyses classiques étaient restées aveugles jusque-là ?
Les ouvrages de Serge Audier, d’une érudition extrême, rappellent que le néolibéralisme a d’abord été une doctrine (élaborée entre autres par F. Hayek, L. Rougier, J. Rueff, W. Röpke, A. Rüstow). Née dans les années 1930, sa première ambition fut de répondre philosophiquement à la crise généralisée du modèle libéral, rejeté de toute part, tant par les partisans de la planification socialiste que par ceux du capitalisme organisé. La valeur théorique de ce type d’approche est indéniable : elle redonne au néolibéralisme toute sa complexité, loin des caricatures. Le néolibéralisme n’a rien d’une doctrine unifiée, il est une constellation d’auteurs aux analyses distinctes, parfois divergentes, voire contradictoires.
Néanmoins, cette investigation théorique est difficilement utilisable politiquement. D’abord, parce qu’à force d’insister sur la pluralité du néolibéralisme, on en vient à ne plus comprendre ce qui fait son unité. Ensuite, parce que cette lecture s’en tient (et c’est évidemment son droit) à la philosophie néolibérale, laissant de côté ce que l’on pourrait nommer le « néolibéralisme réellement existant », celui dans lequel nous nous débattons.
Un gouvernement des âmes
Dans le sillage des analyses de Michel Foucault, Pierre Dardot, Chrisitian Laval et Maurizio Lazzarato (la liste n’est pas exhaustive) proposent, quant à eux, une analyse de la réalité néolibérale. La focale se déplace de la philosophie vers la « société néolibérale » et ses rapports de pouvoir. La société néolibérale est l’ensemble des dispositifs qui tendent à produire une subjectivité néolibérale, c’est-à-dire une subjectivité spontanément accordée aux exigences de la compétition économique. C’est là que réside l’originalité de cette approche : l’attention portée aux processus de subjectivation. Dans La nouvelle raison du monde, Dardot et Laval placent au cœur de leurs analyses le « néomanagement » qui mobilise non seulement les corps mais aussi les âmes au service de l’entreprise. Les techniques prolifèrent : coaching, « analyse transactionnelle », « programmation neurolinguistique », etc. ; toutes subordonnées au même but : renforcer le moi afin qu’il soit en mesure de supporter la guerre économique et de s’y imposer. De son côté, Lazzarato montre, dans La fabrique de l’homme endetté, que l’économie néolibérale de la dette dépossède les débiteurs de leur avenir en les soumettant à l’exigence du remboursement, en même temps qu’elle les disqualifie moralement et les culpabilise (on se rappelle la formule « PIGS » pour désigner les pays endettés de la zone euro, le Portugal, l’Irlande, la Grèce et l’Espagne).
Dans cette perspective, le néolibéralisme est avant tout un gouvernement des âmes ; le management et l’endettement (d’autres dispositifs existent assurément) étant ses bras armés. Ainsi pour les néolibéraux, l’homo oeconomicus n’est pas une description de l’homme. Il s’agit de tout autre chose ; de la définition de l’homme tel qu’il devrait être, pour la plus grande utilité de l’entreprise. Le néolibéralisme se propose de fabriquer ce nouvel homme au moyen d’un dressage quotidien et parfois insensible. Nulle conspiration ici, mais un projet assumé ; Margaret Thatcher déclarait dans le Sunday Times en 1988 : « the object is to change the soul » (le but est de changer l’âme).
On peut peut-être reprocher à ces analyses d’inspiration foucaldienne de faire l’impasse sur le concept d’aliénation qui semble pourtant tout indiqué pour entreprendre la critique de la fabrication néolibérale de la subjectivité. Il s’agit d’affirmer que les dispositifs néolibéraux sont profondément aliénants, c’est-à-dire contraires au libre développement de la nature humaine. Critiquer le néolibéralisme à partir de l’idée de nature humaine fera sans doute sourire certains marxistes. Il n’empêche ; Yvon Quiniou le rappelait encore récemment : « il y a des besoins, des capacités génériques, propres à tous les hommes, donc des “invariants” naturels dont seule l’admission permet de parler scientifiquement d’aliénation puisqu’elle réside dans leur extinction » Le regain d’intérêt actuel pour l’aliénation, la souffrance au travail et, ceci impliquant cela, pour les ouvrages de jeunesse de Marx, n’est pas sans rapport avec la diffusion des principes d’organisation néolibéraux.
Pour terminer ce rapide tour d’horizon, il est indispensable de mentionner les analyses marxistes, ou « altermarxistes », de Gérard Duménil et Dominique Lévi. Ces auteurs voient dans le néolibéralisme, le visage du capitalisme contemporain. Le mot « néolibéralisme » ne désigne donc pas le noyau dur, transhistorique, du capitalisme, à savoir l’accumulation, mais la forme qu’elle revêt à partir des années 1970. Dans Crise et sortie de crise. Ordre et désordres néolibéraux, Duménil et Lévi font des rapports de classes le centre de gravité de leur analyse. Le « néolibéralisme » est, selon eux, le résultat d’une phase de la lutte des classes. Les classes capitalistes ont entrepris une sorte de reconquista visant au rétablissement de leurs pouvoirs et de leurs revenus, pouvoirs et revenus ayant connu un net recul durant le « compromis social-démocrate » qui avait suivi la Seconde Guerre mondiale. Aux États-Unis, de 1945 à 1970, les revenus du 0,1 % des ménages les plus riches n’ont cessé de décroître. En Europe, les programmes des organisations de gauche proposaient d’accentuer encore ce recul. Le néolibéralisme fut une réplique, un nouveau compromis. La reconquista se fit sur tous les plans : création de nouvelles institutions financières, nouvelles réglementations monétaires, précarisation du travail, instrumentalisation du chômage, création de cercles de réflexion, reprise en main des universités. Nouveaux rapports de force, nouvelle hégémonie.
Néolibéralisme et capitalisme ne sont pas synonymes
L’usage du mot « néolibéralisme » n’est donc en aucun cas le symptôme d’une critique sociale affaiblie, effrayée par l’emploi du mot « capitalisme », désormais tabou. Néolibéralisme et capitalisme ne sont pas synonymes. Entre ces deux termes, il n’y a pas à choisir ; il faut les assumer tous deux et en même temps.
Les analyses du néolibéralisme réellement existant donnent à voir une réalité complexe, un écheveau de rapports de pouvoir difficile à démêler. Il n’y a plus désormais un lieu de domination, mais de multiples sites. Le néolibéralisme nous concerne comme producteur, évidemment, mais aussi comme consommateur. Mais aussi comme résidant de telle ou telle ville puisqu’on peut parler, à l’instar du géographe marxiste David Harvey, d’une véritable production néolibérale de l’espace urbain. Et encore comme étudiant, l’Université intégrant la logique concurrentielle.
Se passer de ce vocable, pour se replier sur la catégorie plus classique de « capitalisme », ce serait faire perdre à l’analyse une grande partie de sa proximité avec le réel. Ce serait hypothéquer grandement les perspectives de dépassement de cet ordre économique.
Florian Gulli
Bibliographie :
Serge Audier, Le colloque Walter Lippm ann, Aux origines du
« néolibéralisme »,Le Bord de l’Eau, 2012.
Serge Audier, Néolibéralism e(s), Une archéologie
intellectuelle, Grasset, 2012.
Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde,
Essai sur la société néolibérale, La découverte, 2010.
Gérard Duménil, Dominique Lévi, Crise et sortie de crise.
Ordre et désordres néolibéraux,PUF, 2000.
États de choc. Bêtise et savoir au XXIe siècle, Bernard Stiegler
Paris, Mille et une nuits, 2012.
Le temps est venu de la responsabilité collective et du réengagement politique le plus fort possible dans une situation de crise économique, politique et éducationnelle planétaire extrêmement dangereuse. Cette crise généralisée résulte d’une bêtise systémique qui a elle-même été intériorisée par le monde académique comme un fait sans alternative possible : « C’est la possibilité d’une alternative à ce fait, et comme un nouveau droit, que le présent ouvrage veut affirmer ». L’une des grandes thèses de cet ouvrage est de soutenir que le savoir ne peut pas être opposé à la bêtise. Écrire une économie dans laquelle la bêtise et le savoir ne sont jamais en opposition, mais en composition, tel est l’un des enjeux de cet ouvrage critique et programmatique. La question du savoir est liée à celle de l’individuation ; celle de la bêtise, à la désindividuation. La bêtise est ainsi ce qui consiste à se laisser dominer par la pulsion et le mimétisme et à renoncer à produire son désir, c’est-à-dire son individuation. Si on ne peut jamais vaincre la bêtise, on peut en revanche la combattre, comme le fait cet ouvrage. En établissant un bilan de la pensée post-structuraliste, Bernard Stiegler montre que celle-ci a renoncé à nuire à la bêtise, c’est-à-dire à la combattre. Toute critique de l’économie politique a été abandonnée par les intellectuels français qui ont été conduits à considérer comme une fatalité sans alternative possible le développement de la bêtise systémique. L’ambition de l’ouvrage est alors de relancer le programme d’une nouvelle critique de l’économie politique fondée sur une thérapeutique en élaborant une philosophie du choc technologique.
Fabien Ferri
Dictionnaire du travail, Antoine Bevort, Annette Jobert, Michel Lallement, Arnaud Mias
PUF, 2012
Voici une superbe somme sur le travail multipliant les points de vue disciplinaires, les échelles d’observation du bureau, de l’atelier à la firme multinationale, les origines géographiques des chercheurs.
Quoi de plus commun que de parler du travail ? Quelle autre expérience plus largement partagée ? Et pourtant, le travail se définit difficilement : travail torture, travail émancipateur, travail outil de domination. L’orientation de ce dictionnaire est de chercher à saisir le travail comme il est pratiqué et vécu à travers plus de 140 entrées parmi lesquelles on trouvera les identités, les catégories professionnelles, les mondes sociaux, les statuts et les institutions, les approches philosophique et économique et certains événements comme le Premier mai ou le Front populaire. Certains diront que les moments forts du mouvement social ne s’y trouvent pas, c’est vrai, mais ce dictionnaire n’a pas vocation à être une histoire du travail mais bien à interroger le travail pris aujourd’hui au cœur des transformations imposées par la mondialisation capitaliste.
On notera avec plaisir des entrées replaçant le travail comme outil d’aménagement du territoire (territoires, ville, espace, frontières, nation…) tout comme des items s’intéressant aux conditions de travail, à leurs évolutions, à leurs risques, les questions sociales (risques psychosociaux, troubles musculosquelettiques, anthropologie, éthique…). Plus qu’un dictionnaire, ou qu’un outil de recherche, ce Dictionnaire du travail est une mine d’éléments de réflexion accessible à tous.
Corinne Luxembourg
Les Voies de la créolisation, Essai sur Édouard Glissant, Alain Ménil
De l’Incidence éditeur, 2011
Un an après la disparition du poète Édouard Glissant, le philosophe Alain Ménil a publié, en novembre 2011, un ample livre (630 pages), qui rend hommage à un aspect peu connu de l’œuvre de Glissant, son travail de philosophe et d’essayiste, qui méritait d’être étudié en détail. De Soleil de la conscience (1955) à L’imaginaire des langues (2010), en passant par le Traité du tout monde (1997) et Philosophie de la relation (2009), c’est toute l’œuvre philosophique de Glissant qui est ici présentée, critiquée et éclaircie.
Il s’agit avant tout d’un livre de philosophie critique, il en a l’exigence et la rigueur. On traite ici des thèmes chers aux postcolonial studies (études postcoloniales), avec comme point de mire les concepts essentiels et sans cesses mouvants forgés par Glissant de « Tout-Monde » et de « Créolisation ». Alain Ménil se défie des préjugés et de la sclérose rapide des concepts et cherche à éviter les explications univoques, faciles. Il s’éloigne des termes « à la mode » pour revenir à un questionnement plus complet, parfois plus intime, sur l’identité et le métissage, tant sur le plan politique que sur le plan esthétique. Deux chapitres miroirs portent ainsi sur l’œuvre de la relation : Esthétique et poétique/ Éthique et politique.
Une part de l’ouvrage touche à l’intimité et à l’histoire de son auteur. On a ce curieux sentiment, souvent agréable, de ne jamais s’en aller trop loin d’Alain Ménil. Sa présence est sensible, mais toujours avec délicatesse et élégance, comme dans ce très beau chapitre : « Contrepoint personnel », où l’histoire simple de l’auteur révèle la complexité d’une double appartenance. Sans faire exemple, cette vision individuelle dévoile une facette des questions qui traversent l’œuvre de Glissant.
C’est dans ce creuset intime que se développe la pensée des « Mondes temporels vécus » qu’Alain Ménil applique tant à Glissant qu’à lui-même : cette singularité de l’écriture et du concept, cette subjectivité de la perception qui empêche le manichéisme abrupt et qui permet d’envisager la relation selon le paradigme de l’individu intime et non selon une appartenance absolue à un monde prédéfini. Les mots fusent, multiculturalisme, politique, créolité, identité, colonialisme, métissage, différence, et souvent tout leur sens s’éclaircit dans l’ouvrage. Alain Ménil fait jouer les reliefs et le lecteur comprend vite que tout n’est pas qu’une simple question « d’appartenance ». Les mots communiquent et s’étendent, la pensée de Glissant entre en échos avec ses vers et avec ses contemporains, Césaire, Frantz Fanon. On ressort pleins de vivantes questions, et elles sont parmi celles qui font du bien.
Alain Ménil ne laisse plus entendre sa voix que dans ces lignes. Disparu il y a peu, cet essai est son dernier ouvrage. Cette voix aussi mérite d’être entendue.
Victor Thimonier
Faites entrer l’infini, n°53
La revue Faites entrer l’infini est la principale publication de la Société des Amis de Louis Aragon et d’Elsa Triolet. On y trouve de quoi intéresser aussi bien le lecteur novice que le profond connaisseur des textes des deux auteurs clés de cette revue, Elsa et Aragon. On apprend à lire ou à relire Aragon, on découvre Elsa trop souvent oubliée, on prend plaisir à découvrir que les études sont nombreuses sur ce couple. Les deux parties les plus importantes de la revue, le « Cahier Aragon » et le « Cahier Elsa », se composent souvent de récits, d’œuvres, ou de critiques inspirées par le travail de l’un où de l’autre. Ainsi le « Cahier Aragon » du n°53, contient un très beau texte de George Sadoul et une étude des relations du peintre Kijno et d’Aragon. Faites entrer l’infini permet donc de faire se côtoyer des textes inédits ou réédités d’Aragon et d’Elsa et des articles sur les récentes publications autour des deux auteurs ou de leurs proches : Gorki, Breton, Drieu le Rochelle, George Sadoul...
Loin d’une exaltation un peu fanatique du couple amoureux, Faites entrer l’infini est avant tout une revue d’art, avec le couple d’auteurs comme principal fil conducteur. L’objet en lui même est très beau, 80 pages couleurs, largement occupées par de belles photographies, des reproductions d’œuvres et des publications originales. Quinze pages de ce numéro sont ainsi consacrées aux gravures étonnantes et chantantes de Michel Brugerolles, avec quelques textes qui permettent d’introduire le lecteur au travail du graveur ; quelques pages donnent à voir les collages surréalistes de Georges Sadoul ; et le reste de la revue est empli de dessins, de photographies ou de facsimilés. Même les « Notes de lecture » sont souvent appuyées de photographies et de dessins, telle la note de lecture rédigée par Gérard Cartier sur l’ouvrage de Francis Combes, L’Aubépine, où se mêlent habilement les vers de Combes et les esquisses de Denis Péru.
Au fil des numéros de Faites entrer l’infini, publication bi-annuelle, on découvre que la mémoire et le travail autour d’Aragon et d’Elsa rassemble aujourd’hui un grand nombre d’artistes et de critiques.
Victor Thimonier
Économie et Politique, n°694-695
« Agenda social 2012, résistance et reconquête »
Cela fait penser à ces personnes qui recherchent leur paire de lunettes alors qu'elle trône sur leur front. À l'heure où le nouveau gouvernement s'alarme de la désindustrialisation et de la « crise » de l'endettement public, ses membres feignent de ne pas percevoir le potentiel des outils qu'ils ont à leur disposition : la remise sur pieds d'un véritable pôle financier public. Certes, la « Banque publique d'investissement » est sur les fonds baptismaux tandis qu'est prévu un renouvellement de certains livrets d'épargne, mais la faible ambition de ces mesures est loin d'être à la hauteur des enjeux. On ne peut non seulement pas s'en tenir à une simple réorientation de l'épargne sans recourir à la création monétaire, mais il faut aussi établir clairement la direction de ces investissements en établissant des critères clairs, décidés par l'ensemble des citoyens et non depuis les sommets de l'État, avance Denis Durand dans sa contribution à ce dossier. La même pusillanimité, simple masque d'un véritable choix politique, est également à l’œuvre dans la filière aéronautique et spatiale, véritable laboratoire de la construction européenne. L'exemple d'Air France-KLM rappelle que l'agitation autour du « coût du travail » fait oublier celui, bien plus prohibitif du capital. À lire également d'utiles décryptages sur le financement de la protection sociale dont les principes sont progressivement minés par sa fiscalisation croissante, sur la « conférence sociale » de juillet dernier, sur l'inertie gouvernementale face à la remontée plus que préoccupante du chômage – alors même que les pistes sont loin de manquer pour l'endiguer, comme le montrent celles qui sont présentées ici – ou encore sur le démantèlement annoncé de l'AGIRC, le système de retraites complémentaires des cadres.
Igor Martinache
Cahiers d’histoire, n° 118
« Le corps, territoire politique »
Ce dossier des Cahiers d’Histoire consacré au corps comme « territoire politique » explore la problématique des relations entre le corps et les pouvoirs ou processus de domination. Dans une introduction exigeante dont certaines formulations déroutent parfois, les coordinateurs du dossier précisent leur questionnement : comment les forces de domination s’imposent-elles en s’appropriant les corps ? Quelles sont les résistances à cet asservissement des corps ? La plupart des articles laisse cependant de côté ce second axe.
L’enquête sur les processus par lesquels le politique se saisit des corps fut au cœur des travaux pionniers de Michel Foucault, qui ont stimulé une importante production historiographique, comme le souligne Jérôme Lamy dans son article consacré à une « historiographie sélective des héritages foucaldiens ». Plusieurs articles montrent comment, dans des contextes différents, le corps devient un objet de discours affirmant la légitimité d’instances de pouvoir ou de rapports de domination. Ainsi, Pierre-Henri Ortiz nous apprend que dans l’Empire romain du début du Ve siècle, l’enjeu de la controverse qui oppose Augustin à Pélage à propos des rapports entre ascèse et salut réside dans la désignation du groupe qui doit dominer le nouvel ordre social chrétien et exercer le pouvoir sur les fidèles. Dans un tout autre contexte, celui de la France des XVIIIe et XIXe siècles, on apprend que le discours médical sur le clitoris légitime la domination masculine. Sylvie Chaperon précise en effet que pour remédier au danger du « mépris de l’homme » lié à la fonction érogène du clitoris, les médecins s’attachent à décrire le clitoris comme un organe physiologiquement voué au coït et donc avant tout au service du plaisir masculin. Enfin, dans un article particulièrement stimulant, Philippe Artières s’intéresse à la question des archives du biopolitique. Se focalisant sur la France des XIXe et XXe siècles, il montre comment des processus d’archivage de correspondances entre médecins et homosexuels, d’informations sur les tatouages des bagnards ou de lettres de délation anonyme visant des prostituées sont utilisés par des instances de pouvoir pour identifier, surveiller et punir des individus réfractaires à l’ordre sexuel, militaire ou moral. Mais, à travers l’exemple de bagnards effaçant leurs tatouages, P. Artières souligne aussi que c’est dans un mouvement de réappropriation de leur corps que des individus peuvent résister à la soumission que tente de leur imposer une instance de pouvoir.
Jean-Baptiste Le Cam