Lorsque l’on aborde la question ukrainienne, l’appel au silence semble être de mise. Les journalistes ont été appelés à « se consacrer à des sujets moins ambivalents » que le mouvement contestataire de la place Maïdan.
Ceci afin de ne pas servir « une forme d’impérialisme ultra-national de souche russe » selon les mots d’un collectif de chercheurs ukrainiens, relayés par Jean-Christophe Marty de Mediapart (24/02). Toute remise en question du nationalisme des acteurs du mouvement Euromaïdan et de leur ancrage dans le gouvernement provisoire d’Arsenii Yatseniuk annoncé sur la place de l’Indépendance de Kiev, le 26 février dernier, semble être prohibé. Oser le contraire nous assimile d’emblée au « réseau pro-russe » qui regrouperait aussi bien des journalistes de média alternatifs de gauche américains comme Alec Luhn de The Nation, le sulfureux – car marxiste – Seumas Milne du Guardian, et le controversé Centre pour la recherche sur la mondialisation, connu notamment pour accueillir des conspirationnistes comme Thierry Meyssan, basé à Montréal (Nouvelles d’Ukraine, 5/02). Cette population bigarrée est accusée de discréditer le mouvement d’Euromaïdan en le présentant comme étant une manifestation d’extrême droite. Pendant ce temps, Bernard-Henri Lévy, docteur honoris causa en mouvements nationalistes et ministre des Affaires étrangères bis de la France, clamait sur le plateau d’ITélé de Laurence Ferrari du 25 février dernier que « Svoboda » était « moins fasciste que le Front National ». Il ajoutait même que le parti Svoboda était en « perte de vitesse » alors que l’on retrouvait le lendemain, lors de l’annonce de la composition du gouvernement, un de ses membres, Oleksandr Sych, au poste de vice-premier ministre auquel il faut rajouter sept autres portefeuilles tenus par l’extrême droite.
Qui se cache derrière les manifestants d’Euromaïdan ?
Si on observe la composition sociale des manifestants de la place Maïdan, elle a évolué au cours des mois, passant d’une majorité de membres issus des classes moyennes pro-occidentales, partisans des partis d’opposition au régime de Ianoukovitch, à des classes plus populaires, en réponse aux répressions policières (Article 11, 28/02). Si on pouvait retrouver parmi eux des agents de sécurité, des instituteurs ou encore des vendeuses de supermarché (Le Nouvel Observateur du 27/02 au 5/03), on a surtout assisté à une instrumentalisation partisane de la contestation. Un manifestant et syndicaliste de l’Union autonome des ouvriers d’Ukraine a dit avoir observé que c’était chez les classes moyennes et la jeunesse étudiante de la place Maïdan que les partis d’extrême droite ont recruté leurs activistes (avtonomia.net, 20/02). C’est ainsi que le parti Svoboda (Liberté) – et son chef Oleh Tyahnybok – a pu gagner une certaine importance au cœur de la contestation. Quant à Dmytro Yarosh, leader du groupe paramilitaire Praviy Sektor (Secteur droit) – une bannière qui regroupe quatre groupuscules d’extrême droite Tryzub (Trident), UNA-UNSO, Patriotes de l’Ukraine et Billy Molot – il a implanté son mouvement national-socialiste chez les travailleurs précaires et les chômeurs d’Ukraine occidentale. Ces fils embarrassants de la place Maïdan (France Info, 10/03) sont dans les coulisses du pouvoir et se sont vus proposer les postes de vice premier ministre pour Oleh Tyahnybok, et de vice-secrétaire du Conseil de sécurité national pour Dmytro Yarosh. Les deux hommes ont décliné ces offres, préférant placer des proches au cœur du pouvoir en attendant mieux peut-être pour eux.
Une révolte nationaliste encadrée par des extrémistes
Le mouvement s’est limité au square baptisé Euromaïdan, il n’y a eu aucune mobilisation générale de la population et on a ignoré l’autre Ukraine qui n’est pas montée sur les barricades et celle qui peut être à la fois russophone et patriote comme l’ont clamé des étudiants de l’Université de Donetsk, dans la partie orientale du pays (Télérama, 22/03). La vie en Ukraine a suivi son cours, seuls quelques étudiants ont tenté de lever des mouvements de grève dans les universités qui furent tous cassés par des milices d’extrême droite. Dans les premiers jours de la contestation, les partis de l’opposition n’ont pas su réagir et ont laissé à Svoboda et aux autres groupes nationalistes et racistes la mainmise sur le mouvement de la place Maïdan (Asheville FM Radio, 4/01). Comme le souligne Emmanuel Dreyfus, dans Le Monde diplomatique du mois de mars, Maïdan s’est rapidement métamorphosée, passant d’un rassemblement pro-européen à une révolte de tous bords contre le régime de Ianoukovitch mais également contre les partis d’opposition. Les groupes extrémistes ont réussi à rapidement investir toutes les activités de l’occupation de Maïdan, en mettant en place des groupes paramilitaires, les Sotnia, dans le but d’assurer l’autodéfense de la place. Ces groupes – restés sous la direction de chefs de Svoboda qui excluaient toute autre milice « racialement impure » (Article 11,28/02) – ont organisé la prise de la mairie et n’ont pas voulu la rendre, s’opposant ainsi à d’autres manifestants d’Euromaïdan. Pétro, qui se présente comme anarchiste, est désillusionné : « Maintenant, on voit des gens de l’Euromaïdan qui s’opposent à des gens de l’Euromaïdan. On n’a même plus besoin de la police pour s’affronter » (Libération, 16/02). Après la fuite du président Ianoukovitch et de ses proches, le 23 février dernier, il n’a pas été étonnant de voir que ces derniers se sont également emparés des bâtiments officiels avec le soutien de la police de Kiev qui s’est rangée à leurs côtés.
Un gouvernement en mal de démocrates et de casiers vierges
Si l’instauration d’un gouvernement provisoire – composé de 21 membres – a été présentée comme une victoire démocratique, il célèbre aussi l’arrivée au pouvoir de toute une frange extrémiste accolée à des leaders plus atlantistes que pro-européens, du parti de l’ancienne Premier ministre Ioulia Tymochenko installée par l’OTAN, ayant déjà trempé dans des scandales de corruption et de collusion avec des oligarques. Aux finances, Oleksandr Shlapak ancien ministre de l’Économie sous la présidence de Leonid Kuchma, a également été à la tête d’un conglomérat de banques – dont PrivatBank, première banque d’investissement du pays – auprès de l’oligarque Kolomoïsky, principal actionnaire de Privat Group. Et on retrouve à des postes stratégiques pas moins de sept ministres apparentés à Svoboda et Priviy Sektor.
Commençons le tableau des nazillons avec un poste clé et non des moindres, celui de second vice-premier ministre, occupé par Oleksandr Sych, membre du parti Svoboda élu à la Rada (le parlement) en 2012. Outre le fait qu’il veuille abolir l’avortement même en cas de viol, Sych s’est aussi illustré pour son anticommunisme virulent via l’interdiction du Parti communiste d’Ukraine dans sa région d’Ivano-Frankisvk. À la présidence du Conseil de sécurité nationale, on retrouve Andriy Parubiy, le fondateur du Parti national-social, ancêtre de Svoboda, en 1991 avec Oleh Tyahnybok. Ancien « Commandant » des groupes paramilitaires de la place Maïdan et paranoïaque, Parubiy a décrété que le pays était « infiltré » par des Russes à tous les niveaux (Kyiv Post, 14/03). On retrouve à ses côtés, au poste de ministre de la Défense, Ihor Tenyukh, membre de Svoboda et ancien commandant en chef de l’armée navale ukrainienne qui – lors du mouvement Euromaïdan – a appelé les forces armées à commettre des actes illégaux (BBC News, 19/01). À un autre poste majeur, celui de procureur général, on retrouve également un autre membre de Svoboda, Oleh Makhnitsky, qui dispose du pouvoir suprême sur le plan judiciaire et qui peut inculper tout élu, ce qu’il a déjà fait en accusant de « criminel » Sergueï Aksionov, leader criméen pro-russe (Time, 10/03/2014). Pour ce qui est du ministère de l’Agriculture, il a été confié à Ihor Shvaika, député du parti Svoboda élu à la Rada en 2012 et l’un des hommes les plus riches du pays en tant qu’oligarque de l’agroalimentaire. Vous avez dit conflits d’intérêts ? Le ministère de l’Écologie revient également à un membre du parti Svoboda, Andriy Mokhnyk, ancien envoyé spécial dans les partis extrémistes européens et connu pour être un farouche opposant aux énergies renouvelables, ce qui satisfera les multinationales du secteur énergétique traditionnel. À l’Éducation, Serhiy Kvit a fréquenté diverses organisations néonazies dont le « Trident », mouvement d’extrême droite dont Praviy Sektor utilise le site Internet (Slate, 23/01). À la tête de la prestigieuse université ukrainienne de Kyiv Mohyla depuis 2007, il n’a jamais eu le soutien de la communauté étudiante qui préférait un autre ministre (Kyiv Post, 27/02). Aux Sports, on retrouve un des leaders de la place Maïdan, Dmytro Bulatov, connu pour ses liens étroits avec le groupe fasciste Praviy Sektor.
Enfin, pour couronner le tout, plusieurs personnalités déjà accusées de corruption et de détournements de fonds ont été reconduites au pouvoir. Lyudmyla Denysova, ministre des Affaires sociales, poste qu’elle a déjà occupé sous Tymoshenko, n’est pas étrangère aux controverses. En 2012, une campagne non-gouvernementale pour la transparence a déclaré la « haute probabilité » que Denysova ait été impliquée dans une affaire de népotisme, d’abus de pouvoir et de détournement de fonds de 60 millions de hryven (environ 4 600 000 euros) sans qu’aucune affaire judiciaire n’ait été ouverte. Arsen Avakov, ministre de l’Intérieur et ancien chef de campagne de Ianoukovitch, a été accusé de privatisation illégale de terres et d’abus de pouvoir. Bien qu’en étant sur la liste des personnes recherchées par Interpol (Kyiv Post, 21/03/2012), cela ne l’empêche pas d’être l’un des membres les plus influents de l’Union panukrainienne « Patrie », parti dirigé par Tymochenko, depuis la contestation.
Il faudra attendre l’élection présidentielle du 25 mai, pour qu’il y ait un quelconque changement dans ce petit théâtre des horreurs dont on souhaite effacer les idées néonazies à travers la pseudo-respectabilité d’un gouvernement « révolutionnaire » à l’image de la mutation des extrêmes droites en Europe, comme nous le rappelle Jean-Yves Camus (Le Monde diplomatique, mars 2014). Pourtant, comme l’ajoute Emmanuel Dreyfus dans le même numéro, on fait bien face à un « malaise identitaire » où le succès de Svoboda sur la place Maïdan comme au gouvernement s’est accompagné de celui de groupes néofascistes comme Praviy Sektor. Enfin, aucune élection législative n’a été prévue alors que la Rada est en décomposition, qu’elle est soumise à des groupes de pression extérieurs et aux influences extrémistes et que le retour à la Constitution de 2004 lui restitue des pouvoirs importants face au président.
La Revue du projet, n° 36, avril 2014