Le bord de l'eau, 2014
Par Jean Quétier
Le recueil d’articles de Martin Jay consacré à Siegfried Kracauer permet d’attirer l’attention du public français sur une figure à la fois méconnue et inclassable. Sociologue, écrivain, philosophe, journaliste, critique de cinéma, Kracauer a été tout cela, ce qui ne permet que difficilement de le ranger dans une « case » prédéfinie. Martin Jay, professeur à l’Université de Berkeley aux États-Unis, est surtout connu pour ses travaux sur l’École de Francfort. Son ouvrage intitulé L’imagination dialectique, qui se présente comme une histoire de la théorie critique de 1923 à 1950, a fait date. C’est donc surtout sous l’angle de son rapport à l’École de Francfort que Martin Jay nous fait découvrir Siegfried Kracauer. D’abord feuilletoniste dans l’Allemagne de la fin de la République de Weimar, où ses intérêts portent notamment sur l’émergence de la culture de masse et l’ambiguïté de la situation des employés, ces cols blancs précarisés dont la ville de Berlin semble être le symbole, Kracauer est forcé de quitter le pays avec l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933. D’abord réfugié en France avant de s’exiler aux États-Unis en 1941, c’est de l’autre côté de l’Atlantique que Kracauer finira sa vie. C’est d’ailleurs là-bas qu’il publiera un de ses ouvrages les plus célèbres et les plus controversés, De Caligari à Hitler, consacré à l’histoire « psychologique » du film allemand et aux continuités qu’on peut identifier entre les productions cinématographiques allemandes des années 1920 et la montée du nazisme. Le livre de Martin Jay nous propose un aperçu des relations, parfois conflictuelles, que Kracauer a entretenues avec différents protagonistes de l’Institut de Recherche Sociale de Francfort. Sa correspondance avec Theodor W. Adorno et quelques autres permet de le situer à l’intérieur même de la Théorie critique et de lui conférer ainsi sa juste place dans ce vaste paysage, celle d’un outsider, selon le mot bien choisi de Walter Benjamin.
La Revue du projet, n° 37, Mai 2014