Il y a dix ans, j’étais conseiller technique de Naples pour l’urbanisme. Hier, je voyais le film Gomorra et en suis sorti très triste.
A cette époque, Naples était dans une période enthousiasmante. Le G7 avait eu lieu dans cette ville un an je crois auparavant. Le maire d’alors, Antonio Bassolino, avait engagé une politique de crédibilisation de l’action publique et de lutte en même temps contre la camorra. L’adjoint à l’urbanisme, Vezio De Lucia, avait conduit l’aménagement de la Piazza del Plebiscito, redonnant aux Napolitains le lieu dans lequel ils pouvaient se retrouver pour célébrer les grands évènements. La via Toledo était refaite, un travail de rénovation était engagé dans les Quartieri Spagnoli, à la Sanita…
Déjà la municipalité s’interrogeait sur la manière d’agir sur le quartier de Scampia, lieu principal dans lequel a été tourné Gomorra. Conçu dans les années 60 pour accueillir du logement social, il contenait je crois une dizaine de bâtiments de 13 étages en forme de pyramide. Chacun était composé de deux bâtiments accolés, entre lesquels des coursives étroites étaient censées rappeler les rues du centre historique de la ville ancienne. Bien entendu, ces bâtiments n’ont jamais accueilli qu’une population pauvre, les coursives pas plus que les immeubles n’ont été entretenues, les ascenseurs censés desservir les étages n’ont jamais fonctionné. De ce fait, les personnes ayant des difficultés pour marcher devaient abandonner toute idée de descendre faire leurs courses ou même de sortir. Et c’était déjà un des repères de la Camorra.
Je n’ai pas eu l’occasion de retourner depuis à Naples, que pourtant j’aime profondément. Pas eu l’occasion ou eu un peu peur, cette ville générant un tel flot de sentiments.
Je suis sorti triste du cinéma parce que j’ai compris que la dynamique d’alors s’était éteinte. Parce que depuis ce temps, certains politiques (pas ceux que j’ai cités) qui représentaient le renouveau, la dignité, ont eu eux-mêmes maille à partir avec la justice, parce que la manière dont les déchets ont été traités est devenue un scandale européen, parce que la violence ne s’est pas calmée mais a empiré, parce que ce quartier semble avoir continué à se dégrader, à redoubler de difficultés au lieu de suivre une pente positive. Ce film, qui montre la brutalité possible des hommes et du monde à l’état pur, cèle un échec, celui d’un temps où il semblait possible que cette ville prenne toute sa dimension, soit bienveillante à ses habitants, à ceux qui croient en elle et s’engagent pour elle. Un arrière goût d’échec aussi pour ceux qui, comme moi, croient sans naïveté en l’homme, en la démocratie, en une société urbaine que l’on ne considère pas comme éthérée mais dont on assume la complexité, les conflits, les évolutions dans le temps, les accidents !
Car la matière des villes n’est pas qu’architecturale. Elle est largement autant politique, sociale, culturelle ou économique. Pour cette raison d’ailleurs, la question de la présence de tours n’est pas mon problème et n’est pas non plus le problème, face à la responsabilité qu’il faut assumer au regard de la réalité des villes et du monde qui, rappelons-le, est global, et la Camorra ne nous démentira pas. De ce fait l’action urbaine, notamment dans les quartiers difficiles, n’est pas faite de gestes qui se désolidariseraient du contexte humain et temporel dans lequel l’on se trouve. C’est au contraire une action continue, déterminée, complexe, coordonnée, où toute erreur peut signifier un retour en arrière. En Seine Saint-Denis, à Vaulx-en Velin ou à La Duchère à Lyon, les collectivités sont impliquées depuis plus de vingt cinq ans sur les sites de grands ensembles. Elles savent aussi que tout évènement qui se passe dans le monde, important ou seulement symbolique à l’image des caricatures de Mahomet à Copenhague, implique des conséquences immédiates sur le travail qui est mené.
Le film Gomorra est également une leçon face aux chantres du libéralisme à tout crin, du laissez faire, de l’autorégulation. Vézio de Lucia avait, durant son mandat, lancé et mené à bien un immense chantier à Naples, le plan régulateur, c’est-à-dire la construction de règles minimum établissant le droit et l’usage des sols, quand auparavant on pouvait faire n’importe quoi, n’importe où. Au-delà de la répression, c’est bien de cette façon aussi qu’il faut combattre la Camorra ou d’autres maladies de nos société : par une action publique vertueuse et positive. Comment croire que le marché, le privé pourraient être en mesure de régler de tels problèmes qui pourrissent la vie de tant de gens ?
Gomorra nous montre qu’il faut encore plus de politique, plus d’action publique (y compris pour combattre l’immobilisme qu’elle peut parfois générer), qu’il faut plus de résultats, de crédibilité, de sérieux, d’engagement. Gomorra nous montre aussi ce qu’est une société où les lois sont celles du plus fort et non celles, fussent-elles imparfaites, que les démocraties se sont construites et qui sont nôtres, en un héritage précieux et fragile.
Paris le 24 octobre 2008