Billet de blog 25 octobre 2011

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Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Thomas Bernhard, «Mes prix littéraires»

Bientôt la saison des prix. De quoi laisser la parole à Thomas Bernhard pour un modèle d'exercice de démolition, de mépris. Détestation : tel serait le maître mot de ce court recueil de textes inédits, publié en 2010 chez Gallimard, désormais disponible en poche (Folio).

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Bientôt la saison des prix. De quoi laisser la parole à Thomas Bernhard pour un modèle d'exercice de démolition, de mépris. Détestation : tel serait le maître mot de ce court recueil de textes inédits, publié en 2010 chez Gallimard, désormais disponible en poche (Folio). Meine Preise est une liasse d'une cinquantaine de pages dactylographiées, retrouvée dans les papiers laissés par Thomas Bernhard après sa mort (12 février 1989). Le tapuscrit (qui date de 1980) était destiné à une publication en mars 1989. Elle sera finalement posthume.

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Le prétexte ? Parler des prix littéraires que Bernhard a reçus, avant de finalement renoncer à cette mascarade, lorsque l'argent - qui lui manquait cruellement - ne lui semblera en aucune manière pouvoir justifier de se plier à ces exercices humiliants : discours idiots (le prix du Cercle culturel de la fédération de l'industrie allemande est ainsi remis publiquement, en 1967, à madame Bernhard !, roman dont l'action se déroule dans le Pacifique, lors du Prix d'Etat autrichien de littérature, écrit par un auteur «étranger né en Hollande»), complaisances et connivences, voire antisémitisme. Lorsque Bernhard, désormais juré, veut voter Canetti au Prix littéraire de Brême, il s'entend répliquer, sans appel, «Mais lui aussi est juif !». Après deux heures de débats vides et stériles, le jury a faim : le prix est attribué au dernier livre évoqué, signé Hildesheimer. «Probablement aucun d'entre eux ne savait vraiment qui était Hildesheimer. Mais voilà déjà qu'ils transmettaient un communiqué à la presse, comme quoi le prix avait été attribué à Hildesheimer au bout de plus de deux heures de délibérations. Les messieurs se sont levés et sont sortis pour rejoindre la salle à manger. Le juif Hildesheimer avait obtenu le prix. Pour moi c'était cela le clou de cette remise de prix. Je ne pouvais pas le passer sous silence».

Chaque prix est l'objet d'une saynète d'un cynisme dévastateur qui n'épargne ni les jurés, ni le public, ni même le récipiendaire. Lors de la cérémonie de remise du prix Grillpanzer, qui s'annonce «indubitablement extraordinaire» voire «phénoménale», la préoccupation principale du lauréat est : le choix d'un costume. Qu'il achète quelques minutes avant de se rendre dans la salle. La déception est à la mesure de l'événement : personne ne reconnaît Thomas Bernhard, les discours commencent sans même qu'il soit appelé à la tribune. Le président Hunger «lut quelques phrases élogieuses au sujet de mon travail, non sans citer quelques titres de pièces dont j'étais censé être l'auteur mais que je n'avais pas du tout écrites» ! Enfin appelé à la tribune, Bernhard se contente d'un «merci !» sans appel et retourne s'asseoir. Une ministre demande alors «Mais où est donc passé l'écrivaillon ?». Morale de l'histoire ? Une humiliation terrible, et un costume manifestement trop petit que Bernhard part changer après la cérémonie.

Les allégories ironiques abondent dans le recueil : Bernhard n'accepte le Prix de littérature de la ville hanséatique libre de Brême que pour pouvoir s'acheter une maison - visitée sous la neige et un épais brouillard, qui se révèle une ruine. Après le prix Julius-Campe, l'écrivain s'offre une Triumph Herald, au nom signifiant... Costume trop petit, maison pour «s'enfermer», autant de manière de définir, obliquement, une position en marge du monde des lettres, assumée.

Ce recueil de textes (9 prix, quelques discours lors de ces remises de prix, une lettre de démission), d'une causticité jouissive, ne recule devant rien : Bernhard dénonce les «trous du cul» qui remettent ou reçoivent ces prix, les assemblées de «nullards et salopards» qui délibèrent en un exercice d'exécration salutaire. Comme il l'écrivit dans son discours de remise du prix d'Etat autrichien : «Il n'y a rien à célébrer (...), mais il y a beaucoup de choses dérisoires ; tout est dérisoire quand on songe à la mort».

Thomas Bernhard, Mes Prix littéraires, traduit de l'allemand par Daniel Mirsky, Folio, 144 p., 4 € 50.