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Billet de blog 22 mai 2024

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Abattage rituel : mais où sont donc les associations laïques ?

Un article de Christian Gaudray, membre du Bureau national de l’Union des Familles Laïques – UFAL, docteur vétérinaire.

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La ligue de l'enseignement travaille sur ce sujet depuis de nombreuses années. Notre dossier en ligne Alimentation et laïcité  Comment gérer les interdits religieux alimentaires dans une République laïque ?

Christian Gaudray, membre du Bureau national de l’Union des Familles Laïques – UFAL, docteur vétérinaire, nous donne ci-dessous un texte qui recoupe nos engagements:

En France, la loi impose d’abattre les animaux en leur épargnant toutes souffrances évitables. Pour cela, les animaux doivent être insensibilisés avant leur saignée, on parle d’étourdissement. Mais, au prétexte de « garantir le libre exercice des pratiques religieuses », la France prévoit une dérogation à cette obligation d’insensibilisation pour satisfaire la demande de viandes halal et kasher, laquelle autorise l’égorgement à vif des animaux, en pleine conscience. Précisons que cette dérogation est conforme au droit européen (règlement (CE) n°1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort).

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Alors que le bien-être animal est devenu une exigence légitime de nos concitoyens et un gage de qualité revendiqué par de nombreux professionnels, l’égorgement rituel sans étourdissement laisse agoniser les animaux durant de longues minutes jusqu’à ce que mort s’en suive, dans une souffrance sans commune mesure avec un abattage précédé d’étourdissement, comme l’attestent unanimement de nombreux travaux scientifiques.

L’étourdissement réversible, non susceptible d’entraîner la mort de l’animal, est accepté dans certains pays majoritairement musulmans comme l’Indonésie, la Jordanie ou l’Arabie Saoudite. L’étourdissement des animaux de boucherie est obligatoire sans dérogation possible en Belgique (régions wallonne et flamande), au Danemark, en Suède, en Finlande, en Slovénie, en Norvège et en Suisse. En Australie et en Nouvelle-Zélande, deux pays qui exportent de grandes quantités de viandes vers des pays musulmans, l’étourdissement réversible des animaux est pratiqué.

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Il est donc tout à fait logique de trouver des associations de protection animale à la pointe du combat pour l’abolition de la dérogation autorisant l’abattage sans étourdissement. Si les plus récentes, comme l’association L214, agissent en informant sur la réalité des pratiques au travers de vidéos chocs, d’autres, plus anciennes, mènent une pratique de terrain couplée à une action de fond pour faire évoluer la législation. C’est le cas de l’OABA (Œuvre d’Assistance aux Bêtes d’Abattoirs), créée en 1961 et composée essentiellement de vétérinaires et de juristes, à qui l’on doit le décret de 1964 sur l’obligation d’étourdissement (avec dérogation pour l’abattage rituel) ou, plus récemment, une décision de la Cour de justice de l’Union européenne refusant l’apposition du logo « Agriculture biologique », qui atteste du « respect de normes élevées en matière de bien-être animal », pour l’étiquetage de viandes halal et kasher provenant d’abattages sans étourdissement.

Il n’est malheureusement pas étonnant de retrouver aussi dans cet engagement des organisations ou des personnalités proches de l’extrême droite qui, sous un verni plus ou moins épais de « protection animale », laissent transparaître une motivation xénophobe.

Et les associations laïques, où sont-elles ? Contre toute évidence, elles sont les grandes absentes de ce combat. Pourquoi contre toute évidence ? Pour deux raisons : la première, c’est que la législation actuelle considère que la liberté de culte prime sur le bien-être animal alors même que des solutions techniques existent, et la seconde, c’est que la liberté de conscience des consommateurs est complètement bafouée.

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Car ce qui était prévu comme une dérogation, c’est-à-dire une exception à la règle, est devenu la règle. En effet, en 2021, 150 des 240 abattoirs français étaient autorisés à pratiquer des abattages rituels sans étourdissement préalable pour au moins une espèce animale. Et comme l’État admet la pratique dite de complémentarité des circuits, les viandes issues d’abattages réalisés sans étourdissement et qui ne trouvent pas preneurs dans les circuits de distribution halal et kasher se retrouvent dans le circuit conventionnel. Comme il n’existe aucune réglementation concernant la traçabilité et l’étiquetage de ces viandes, les consommateurs achètent et consomment, sans le savoir, de la viande qui provient d’un abattage rituel réalisé sans étourdissement.

Ainsi, l’autorisation de la pratique dérogatoire de l’abattage rituel au nom de la liberté de culte bafoue la liberté de conscience des consommateurs qui ne disposent pas de la possibilité, je n’ose écrire « du droit », de refuser de manger de la viande provenant d’animaux qui ont agonisé lors de leur mise à mort.

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Pour mettre fin à ce scandale, l’OABA a porté l’affaire devant le Conseil d’État pour obtenir la traçabilité et l’étiquetage des viandes issues d’abattage sans étourdissement. Elle a été déboutée sur la base de deux arguments dont le Conseil d’État a le secret :

- « en autorisant à titre dérogatoire la pratique de l’abattage rituel par mise à mort de l’animal sans étourdissement, [assure] le respect effectif de la liberté de religion [...]. Toutefois, eu égard à l’objectif qu’elles poursuivent, ces stipulations n’imposent pas à l’État de rendre obligatoires des mesures de traçabilité, notamment par étiquetage, en vue de garantir à certains consommateurs finals qu’ils ne consomment pas des viandes ou des produits carnés issus d’abattages pratiqués sans étourdissement » ;

- « l’association OABA, qui ne se prévaut d’aucune conviction religieuse reposant sur la prohibition de la consommation des viandes ou des produits carnés issus d’abattages pratiqués sans étourdissement, ne peut pas utilement invoquer le principe de laïcité pour demander l’annulation de la décision qu’elle attaque. »

Vous avez bien lu ! D’une part, garantir la liberté de culte est plus important qu’assurer la liberté de conscience aux yeux du Conseil d’État, et d’autre part, pour invoquer le principe de laïcité, il aurait fallu que l’OABA, association aconfessionnelle et reconnue d’utilité publique, se prévale d’une conviction religieuse prescrivant l’interdiction de consommer la viande d’animaux abattus sans étourdissement.

Ainsi, pour le Conseil d’État, seule une religion qui a dans ses dogmes l’obligation d’étourdissement pourrait prétendre exiger une traçabilité pour assurer le respect de cette obligation religieuse. Eh bien ! figurez-vous que cette décision ubuesque du Conseil d’État du 1er juillet 2022 n’a été suivie d’aucune réaction significative des associations laïques !

L’affaire semblait donc pliée, étant donné que la plus haute juridiction administrative s’entête dans sa conception anglo-saxonne qui privilégie la liberté religieuse à la laïcité, laissant ainsi le champ libre à une autorité réglementaire sourde aux évolutions sociétales ou techniques, et qui fait des dispositions d’un décret vieux de 60 ans un totem. Rien à attendre non plus du côté du pouvoir législatif, le sujet est jugé « radioactif » et tétanise les parlementaires qui craignent de se faire accuser de discrimination envers les « communautés » musulmanes et juives dans l’exercice de leur liberté de culte.

Pourtant, un arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) du 13 février 2024 vient redonner un souffle d’espoir. Il concerne la Belgique, et plus précisément deux décrets des Régions flamande et wallonne, datés de 2017 et 2018, qui mettent fin à l’exception qui autorisait l’abattage rituel d’animaux sans étourdissement, en prévoyant un étourdissement réversible et non susceptible d’entraîner la mort. Aussitôt attaqués par des organisations musulmanes et juives, un long feuilleton judiciaire s’engage. En 2019, la Cour constitutionnelle Belge posa plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), en particulier celle de savoir si l’interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable était compatible avec le droit de l’Union européenne, eu égard à la liberté de religion consacrée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. En 2020, la CJUE rend un arrêt dans lequel elle conclut que le droit de l’UE ne s’oppose pas à la réglementation d’un État membre qui impose, dans le cadre de l’abattage rituel, un procédé d’étourdissement réversible et non susceptible d’entraîner la mort. Suite à cet arrêt, la Cour constitutionnelle Belge rejette en 2021 les recours en annulation des requérants, qui saisissent alors la CEDH.

CEDH Arrêt Abattage rituel 13 Février 2024 (pdf, 148.6 kB)

C’était la première fois que la CEDH était appelée à se prononcer sur la question de savoir si la protection du bien-être animal peut être rattachée à l’un des buts visés par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, qui garantit le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. En effet, l’article 9 prévoit que « la liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ». La protection du bien-être animal n’est donc pas prévue. La CEDH a estimé, à l’unanimité, dans un arrêt de Chambre , que la protection du bien-être animal peut être rattachée à la notion de « morale publique », constituant ainsi un but légitime au sens de l’article 9 de la Convention.

La CEDH conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention en développant trois arguments :

- les deux décrets se fondent sur un consensus scientifique selon lequel l’étourdissement préalable à la mise à mort de l’animal constitue le moyen optimal pour réduire la souffrance de l’animal ;

- les législateurs flamand et wallon ont cherché une alternative proportionnée à l’obligation d’étourdissement préalable, en prévoyant que lorsque les animaux sont abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, le procédé d’étourdissement appliqué est réversible et n’entraîne pas la mort de l’animal, après avoir vérifié qu’aucune mesure moins radicale ne pouvait réaliser suffisamment l’objectif de réduire l’atteinte au bien-être animal au moment de l’abattage ;

- en adoptant les décrets qui ont eu pour effet d’interdire l’abattage des animaux sans étourdissement préalable dans les Régions flamande et wallonne, tout en prévoyant un étourdissement réversible pour l’abattage rituel, les autorités nationales n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation dont elles disposaient et ont pris une mesure qui est justifiée dans son principe et qui peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la protection du bien-être animal en tant qu’élément de la « morale publique ».

Cet arrêt de la CEDH du 13 février 2024 est donc d’une très grande importance, puisque, pour la première fois, il est admis à ce niveau que la protection du bien-être animal est un motif légitime de restriction de la liberté de religion. S’agissant d’un arrêt de Chambre, les requérants avaient trois mois à compter du prononcé pour demander un renvoi devant la Grande Chambre de la Cour, qui pouvait modifier le sens de cet arrêt). Cet arrêt est devenu définitif après le rejet de la demande de renvoi devant la Grande chambre en juin 2024.Ce faisant, la CEDH fait sauter en Europe le verrou de l’argument fallacieux de « discrimination anti-religieuse » pour protéger l’abattage rituel sans étourdissement, argument qui paralyse toute évolution législative en France depuis 60 ans et laisse perpétuer une pratique barbare.

Nous pouvons conclure que :

- une alternative à l’abattage rituel sans étourdissement existe, c’est l’étourdissement réversible non létal, il est pratiqué et accepté dans de nombreux pays désormais, y compris musulmans ;

- légiférer en ce sens ne viole pas « le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion » ;

- la main du législateur n’a plus à trembler, la jurisprudence européenne lui assure désormais qu’en interdisant l’abattage dérogatoire sans étourdissement tout en prévoyant un dispositif d’étourdissement réversible, il ne peut se faire taxer de discrimination anti-religieuse ni voir sa loi attaquée au niveau supranational.

J’en reviens donc à ma question initiale, mais où sont donc les associations laïques ? Qu’attendent-elles pour s’emparer enfin de ce combat ? Certes bien tardivement, mais tarder encore ne ferait qu’aggraver la faute morale.

Le temps est venu de créer un large front uni entre association de protection du bien-être animal et associations laïques pour exiger au plus vite la traçabilité et l’étiquetage des viandes issues de l’abattage rituel – il en va de la liberté de conscience du consommateur – et l’engagement d’un travail parlementaire pour l’interdire en lui substituant un abattage avec étourdissement réversible qui garantit le respect des prescriptions religieuses musulmanes et juives en la matière.

Christian Gaudray, membre du Bureau national de l’Union des Familles Laïques – UFAL, docteur vétérinaire.

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