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Billet de blog 30 octobre 2025

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Sur la neutralité confessionnelle des maîtres du privé sous contrat

Une analyse de Gwénaële Calvès, professeure de droit public, directrice du Diplôme d’université Laïcité et principes de la République de l’Université de Cergy, membre du Conseil des sages de la laïcité, co-présidente du Comité scientifique de la Ligue de l'enseignement, auteure de "La laïcité" Editions La Découverte.

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Gwénaële Calvès

Neutralité confessionnelle des maîtres du privé sous contrat : une obligation qui coule de source

Les établissements d’enseignement privés qui ont choisi de conclure avec l’État un contrat d’association à l’enseignement public doivent respecter les termes de ce contrat. Ils ont accepté par avance le principe posé par la loi du 31 décembre 1959 sur les rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés, dite loi Debré : dans les classes placées sous le régime du contrat d’association, c’est un enseignement public qui est dispensé, sur fonds publics, par des agents publics, selon les règles et programmes de l’enseignement public, sous le contrôle pédagogique et financier de l’État.

Chacun sait que ce contrôle est longtemps resté très théorique. Mais alors qu’une vague d’inspection est – enfin - lancée, le nouveau secrétaire général de l’enseignement catholique juge à propos de ranimer une vieille querelle sur le caractère public de l’enseignement dispensé dans le privé sous contrat. « Public », c’est-à-dire, nécessairement et par définition, laïque.

La laïcité de l’enseignement dispensé dans un établissement privé sous contrat

M. Prévost ne semble pas (encore ?) remettre en cause deux composantes essentielles de la laïcité scolaire expressément applicables au privé sous contrat (art. L. 442-1 du code de l’éducation) : l’enseignement doit être donné « dans le respect total de la liberté de conscience » des élèves ; l’établissement doit être accessible à tous les enfants « sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances ». Dans sa conférence de presse de rentrée, le 23 septembre 2025, il a concentré ses attaques sur deux autres composantes - non moins cruciales - de la laïcité scolaire.

La première est la neutralité des enseignements. Elle est fondée sur une distinction radicale entre le savoir et la croyance. Le questionnement scientifique et pédagogique forme son unique boussole. Contrairement à ce que soutient M. Prévost dans sa conférence de presse, il est donc parfaitement exclu que les professeurs chargés d’appliquer les programmes de l’enseignement public proposent aux élèves de « faire des maths chrétiennes ». En 1994, plus de 80 scientifiques s’étaient déjà élevés contre l’idée, soutenue par un prédécesseur de M. Prévost, d’un « regard chrétien sur le monde, y compris en mathématiques et en physique ». Un enseignement scientifique ne peut être que laïque, et dispensé selon des modalités strictement laïques (Le Monde du 4 janvier 1994, « Des scientifiques expriment leur défiance envers tout enseignement qui ne serait pas laïque »). Les responsables de l’enseignement privé sous contrat peuvent bien sûr estimer que les programmes de l’Éducation nationale se fourvoient totalement lorsqu’ils omettent de se référer à la volonté de dieu en science et vie de la terre, en histoire, ou en EVARS (éducation à la vie affective et relationnelle et à la sexualité). Mais ils doivent alors en tirer les conséquences, et rompre un contrat qui leur impose, sans la moindre ambiguïté, d’appliquer les programmes de l’enseignement public selon les règles de l’enseignement public.

Une de ces règles – c’est la seconde composante de la laïcité scolaire rejetée par M. Prévost – impose aux enseignants un strict devoir de neutralité dans l’exercice de leurs fonctions. Selon le secrétaire général de l’enseignement catholique, cette règle n’est pas applicable aux agents publics en poste dans les établissements placés sous sa houlette : « nos enseignants, agents publics de l’État mais pas fonctionnaires, ne sont pas soumis au principe de neutralité. Ils peuvent témoigner de leur foi sans prosélytisme, ils peuvent proposer des temps d’intériorité [comprendre, d’après une interview donnée à KTO TV, une prière avec les élèves pendant la classe] en précisant s’ils s’adressent à tous ou aux seuls chrétiens de manière facultative». M. Prévost trouve ainsi tout naturel que le contribuable, non content de financer un « regard chrétien » sur la science, prenne aussi à sa charge, comme au bon vieux temps du budget des cultes, l’organisation de prières collectives.

Ces propos extravagants ont été présentés (dans plusieurs articles d’AEF Info notamment) comme « ouvrant un débat », car soulevant une question « qui reste en suspens ». Il n’y a pourtant aucun débat, car l’obligation de neutralité confessionnelle des maîtres du privé sous contrat coule de source. Les trois arguments avancés pour nier son existence ne peuvent qu’être récusés : ils sont tantôt dénués de portée juridique, tantôt hors sujet, tantôt même fantaisistes.

Le statut des maîtres : un argument dénué de portée juridique

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Les maîtres du privé sous contrat, explique M. Prévost, sont soustraits à l’obligation de neutralité confessionnelle dans l’exercice de leurs fonctions car ils sont « agents publics de l’État mais pas fonctionnaires ». Si l’on excepte les fonctionnaires mis à disposition pour enseigner notamment dans les classes préparatoires des établissements privés sous contrat, les maîtres du privé sont en effet, dans leur immense majorité, des contractuels de droit public et donc des agents publics.

Tout agent public, dans l’exercice de ses fonctions, est bien sûr « tenu à l’obligation de neutralité », comme le rappelle l’article. L. 121-2 du code général de la fonction publique, qui précise que l’agent «exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s'abstient notamment de manifester ses opinions religieuses ». Il est vrai – c’est peut-être ce qu’a voulu dire M. Prévost ? – que le code général de la fonction publique ne s’applique pas (art. L. 6) aux maîtres contractuels des établissements d’enseignement privés sous contrat d’association. Mais on ne peut rien en déduire, puisque le code ne s’applique pas davantage à d’autres catégories d’agents publics, ou même de fonctionnaires, dont nul ne doute qu’ils sont soumis à une obligation de neutralité (les militaires par exemple, ou les magistrats).

Plus fondamentalement, l’argument statutaire est dénué de portée juridique parce que l’exigence de neutralité n’est pas liée au statut de celui qui exerce une mission de service public, mais à la mission elle-même. L’exécutant d’une mission de service public est astreint à une obligation de neutralité en raison de la nature même de son activité : une activité de service public, régie – entre autres règles – par une exigence de mise à distance délibérée et ostensible du religieux (Églises, dogmes, discours, symboles…). La neutralité du service s’exprime notamment par la neutralité de tous ceux qui en ont la charge, qu’ils soient titulaires, stagiaires ou contractuels, agents du public ou salariés du privé. Les salariés d’un organisme privé chargé d’une mission de service public sont ainsi « soumis à des contraintes spécifiques résultant du fait qu’ils participent à une mission de service public, [qui] leur interdisent notamment de manifester leurs croyances religieuses par des signes extérieurs, en particulier vestimentaires » (Cour de cassation, 19 mars 2013, CPAM de la Seine-Saint-Denis).

À quel titre les maîtres du privé sous contrat échapperaient-ils à ces contraintes ? Si les salariés d’une entreprise titulaire d’une délégation de service public doivent s’y soumettre (conducteurs de bus, éboueurs, agents de restauration…), pourquoi pas eux ? Les établissements d’enseignement privés sous contrat d’association contribuent, selon une formule utilisée à plusieurs reprises par le Conseil constitutionnel « à l’accomplissement de missions d’enseignement ». Or l’enseignement en question, il faut le répéter, est un enseignement public, dispensé, sur fonds publics, par des agents publics, selon les règles et programmes de l’enseignement public, sous le contrôle pédagogique et financier de l’État. C’est bien l’exercice d’une mission de service public, et rien d’autre, qui est ainsi dévolu aux établissements d’enseignement privés qui ont choisi de conclure un contrat d’association avec l’État.

Dans les classes où est dispensé cet enseignement public (et donc laïque), au nom de quoi l’obligation de neutralité confessionnelle des maîtres pourrait-elle être écartée ?

Le caractère propre des établissements : un argument hors sujet

Pour soutenir que les maîtres du privé sous contrat ne sont pas soumis à une obligation de neutralité dans l’exercice de leur mission de service public (ils pourraient arborer des signes religieux, affirmer un point de vue religieux sur la matière qu’ils enseignent, ou même prier avec les élèves), la référence au caractère propre de l’établissement est souvent avancée. Elle est clairement hors sujet.

Le caractère propre de l’établissement désigne, selon l’exposé des motifs de la loi Debré, « son caractère spécifique, son originalité, son atmosphère propre ». L’établissement qui a passé un contrat avec l’État a le droit de « conserver » son caractère propre (art. L. 441-2 du code de l’éducation), sous réserve qu’il soit conciliable avec la double exigence de « respect total de la liberté de conscience » des élèves et d’ouverture à tous les enfants « sans distinction d’origine, d’opinion ou de croyances » (même article). La « sauvegarde » par l’établissement de son caractère propre est même garantie par la Constitution, dans la mesure où elle est inhérente à la liberté de l’enseignement (Conseil constitutionnel, décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977, Loi Guermeur)1.

Le caractère propre de l’établissement s’exprime dans « toutes les activités extérieures au secteur sous contrat » (art. L. 442-5 al. 5 du code de l’éducation). Il ne concerne donc ni de près ni de loin les activités d’enseignement, qui se trouvent placées au cœur du contrat d’association. C’est seulement en dehors des heures de classe que les maîtres et les élèves peuvent, sur la base du volontariat, participer aux activités qui relèvent du caractère propre (dans le cas d’un établissement catholique par exemple : instruction religieuse, messe, prière, pèlerinage…).

Juridiquement, il existe donc une frontière étanche entre ce qui relève du « projet éducatif » de l’établissement (« proposer à tous la Bonne Nouvelle de l’Evangile », dans un établissement catholique) et ce qui relève de l’enseignement proprement dit – enseignement public dispensé, sur fonds publics, par des agents publics, selon les règles et programmes de l’enseignement public, sous le contrôle pédagogique et financier de l’État. Or un enseignement laïque ne peut être dispensé que dans le respect d’une stricte neutralité confessionnelle (commandée par le respect de la liberté de conscience des élèves). Les maîtres du privé sous contrat ne sauraient être déliés, lorsqu’ils font cours, d’une telle obligation.

Il est bien certain que le cloisonnement entre la mission d’enseignement et le « projet éducatif » (ou entre instruction et éducation) n’a jamais été accepté par l’enseignement catholique. Son statut le plus récent, adopté en avril 2013 par l’Assemblée plénière de la Conférence des évêques de France, maintient son refus explicite de toute « séparation entre le temps d’apprentissage et les temps d’éducation, entre les temps de la connaissance et les temps de la sagesse » (art. 21).

Le dispositif instauré par la loi Debré reposait sur l’idée, selon son exposé des motifs, d’un « enseignement public donné au sein d’un établissement privé ». Était-ce un leurre, voire une duperie destinée à calmer, en 1959, l’immense bronca contre le projet de loi ? La passivité des pouvoirs publics, qui n’ont jamais esquissé un geste pour faire respecter les termes de ce « contrat », ne peut que confirmer l’hypothèse d’un jeu de dupes. N’est-il pas temps de siffler la fin de la partie ? Le Parlement peut, à tout moment, abroger les textes qui organisent la participation du secteur privé au service public de l’enseignement. Quant à l’enseignement catholique, s’il tient à affirmer son identité catholique jusque dans les salles de classe, il connaît la solution : c’est celle du hors contrat.

La liberté de conscience des maîtres : un argument fantaisiste

Illustration 3

En dernier lieu, il faut dire un mot de l’argument développé, d’après AEF info (dépêche du 14 octobre 2025), par une juriste du secrétariat général de l’enseignement catholique. Son argument, fondé sur la liberté de conscience, sème en effet la confusion tant sur le sens de cette liberté fondamentale que sur les fondements (et la portée !) de la liberté de l’enseignement. Trois vérités doivent donc d’être rétablies.

La liberté de l’enseignement, d’abord, ne se « déduit » absolument pas de la liberté de conscience. Dans l’ordre juridique français, la liberté « de créer, de gérer ou de financer un établissement privé d'enseignement » n’a jamais été appréhendée autrement que comme un prolongement de la liberté d’entreprendre (Conseil constitutionnel, décision n° 2015-496 QPC du 21 octobre 2015, Association Fondation pour l’École). Et lorsque le Conseil constitutionnel a hissé la liberté de l’enseignement au niveau constitutionnel, il s’est appuyé sur une simple loi de finances de 1931, qui utilisait à son sujet l’expression de « principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Il est important de rappeler ce point de droit constitutionnel, car il conduit à souligner que si l’État doit évidemment protéger et même assurer la liberté de conscience, il n’a aucune obligation à l’égard de l’enseignement privé. La Constitution se borne à lui interdire d’instaurer un monopole public sur les activités d’enseignement.

La liberté de l’enseignement, ensuite, n’est pas du tout envisagée par notre droit comme une alliée de la liberté de conscience, mais au contraire comme une menace qui pèse sur elle. C’est sous l’angle de la mise en balance – ou de la conciliation – entre ces deux libertés que la question s’est posée, en 1977, devant le Conseil constitutionnel (décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977, Loi Guermeur). La loi soumise à son contrôle imposait aux maîtres du privé sous contrat, pour la première fois, de « respecter le caractère propre de [l’]établissement ». Que fallait-il comprendre ? Qu’ils devraient adhérer, sous peine de sanction, aux valeurs défendues par l’établissement ? Qu’une police de la pensée serait autorisée par la loi dans le privé catholique ? Une telle atteinte à la liberté de conscience des maîtres (celle des élèves étant déjà protégée par la loi Debré) aurait été inacceptable. Il fallait donc interpréter l’obligation imposée aux maîtres comme se réduisant à un simple « devoir de réserve », équivalent de l’obligation de réserve des maîtres du public. En sus de l’obligation de neutralité qui s’impose aux deux catégories d’agents dans l’exercice de leurs fonctions, ils doivent s’abstenir, en dehors de celles-ci (le devoir ou l’obligation de réserve ne s’entendent qu’ainsi), de comportements ou propos qui jetteraient le discrédit sur le service (maîtres du public) ou sur le caractère propre de l’établissement (maîtres du privé).

Enfin, la règle de neutralité que doivent respecter tous les agents publics dans l’exercice de leurs fonctions est présentée par la juriste du secrétariat général de l’enseignement catholique comme une atteinte portée à leur liberté de conscience. Est-ce à dire que cette règle a pour objet de faire pression sur eux, pour les amener à changer d’opinion sur une question ou sur une autre ? Qu’elle a pour visée, en violation de l’article 10 de la Déclaration de 1789, de « les inquiéter pour [leurs] opinions » (i.e. les discriminer, les menacer) ? Il est loisible à chacun de le penser, en récusant la distinction, bien établie dans tous les systèmes juridiques démocratiques, entre l’opinion (qui est toujours libre) et la manifestation de l’opinion (qui peut être limitée). Rien n’interdit de considérer que la règle de neutralité en vigueur dans la fonction publique est liberticide. Mais pourquoi serait-elle plus liberticide dans le privé sous contrat que dans le secteur public ?

Si l’enseignement catholique entend rester dans le dispositif d’association qui lui a été généreusement offert en 1959, tout en maintenant la thèse d’une dérogation implicite (ou d’un traitement de faveur ?) au bénéfice des agents publics en poste dans ses établissements, il pourrait faire l’effort de produire des arguments un peu mieux étayés.

Gwénaële Calvès, professeure de droit public, directrice du Diplôme d’université Laïcité et principes de la République de l’Université de Cergy, membre du Conseil des sages de la laïcité, co--présidente du Comité scientifique de la Ligue de l'enseignement, auteure de "La laïcité" Editions La Découverte

1 Pour une analyse de cette décision et des bases constitutionnelles de la liberté de l’enseignement, voir mon étude in Th Perroud, dir., Les Grandes décisions de la jurisprudence constitutionnelle : approche politique, Lextenso, 2024, pp. 142-160.

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