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Le bruit des images

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Billet de blog 11 avril 2009

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Bourdieu et la retouche

Regardons-nous les images? Ou ne sont-elles qu'un écran sur lequel nous projetons ce que nous attendons de voir?

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Regardons-nous les images? Ou ne sont-elles qu'un écran sur lequel nous projetons ce que nous attendons de voir? Soit un livre majeur sur la photographie, Un art moyen, publié en 1965 aux éditions de Minuit et constamment réédité depuis, synthèse d'une magistrale enquête menée par Pierre Bourdieu sur les usages sociaux du médium. Ce volume comprend deux cahiers iconographiques de 4 pages chacun, insérés entre les pages 112-113 et 208-209. En commentant récemment ce travail avec des étudiants, je m'aperçois qu'ils ne repèrent pas du tout une caractéristique pourtant évidente pour un oeil exercé: la plupart des photographies d'amateur ont été lourdement retouchées.

L'iconographie d'Un Art moyen a été très mal réalisée (voir reproduction sur Flickr). En lisant le texte, qui comporte nombre d'appels de figure sans illustrations correspondantes, on devine que la documentation préparée par Bourdieu était bien plus large et soigneusement préparée. A l'arrivée, seule une page sur les 8 comprend de brèves légendes. Les renvois dans le texte étant fautifs et le choix retenu visiblement incomplet, il est très difficile de retrouver les passages correspondants aux illustrations. Faute d'une articulation précise entre les articles et les images, les cahiers iconographiques deviennent une sorte d'élément décoratif, à l'utilisation aléatoire. C'est probablement pour cette raison qu'ils n'ont jamais fait l'objet d'un examen soutenu.

Il y a deux groupes distincts d'illustrations: un premier sous-ensemble de 6 photographies d'amateur (dont la table des illustrations, en fin de volume, nous indique qu'il s'agit de «la collection de photographies de J... B...», analysées par Bourdieu), puis un autre de 8 photographies d'auteur. Dans le premier groupe, presque toutes les images ont été reprises ou redessinées sur positif à l'encre et à la gouache, de façon relativement grossière (photographies n° 2, 3, 4, 5, 6). Comme il est peu probable que cette retouche (typique de l'illustration de presse, malgré une qualité de réalisation sommaire) soit due à l'auteur des images, il faut plus vraisemblablement l'attribuer à l'éditeur ou au photograveur.

Retoucher des photographies d'amateur au sein d'un ouvrage de sociologie sur les usages de la photo paraît évidemment cocasse. Il s'agit sans doute d'un réflexe de routine de professionnels de l'édition, face à des originaux jugés de mauvaise qualité. Envisagé comme une réponse à un problème technique, ce traitement n'a peut-être même pas été signalé au directeur d'ouvrage. Reste à savoir pourquoi ces cahiers iconographiques, bien peu satisfaisants, n'ont pas fait l'objet d'une révision lors des éditions ultérieures du volume (qui comprend des modifications du texte postérieures à l'édition initiale). Pour en décider ainsi, encore fallait-il que ces problèmes aient été perçus comme tels. A l'évidence, ce ne fut jamais le cas.

  • Réf.: Pierre Bourdieu (dir.), Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, éd. de Minuit, 1965.

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