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James W. Loewen était un baby-boomer, membre de cette génération particulière qui poussa les Etats-Unis d’Amérique vers une modernité post-raciale au travers de la lutte pour les droits civiques des noirs et la contestation de l’ordre WASP et raciste sur lequel s’est fondée cette nation. Comme professeur d’Histoire dans le Mississipi à cette époque, il travailla deux années à décortiquer une dizaine des manuels d’histoire majoritairement utilisés dans les Etats américains, ce qui le poussa un peu plus tard à rédiger un manuel centré sur les origines racistes et colonialistes de la nation, que l’Etat du Mississipi rejeta. S’ensuivit une bataille constitutionnelle basée sur le premier amendement consacrant la liberté d’expression, qui condamna l’Etat du Missisipi dans son rejet du manuel.
Publié en 1995, son ouvrage Lies my teachers told to me vient a nous dans cette première édition en français, au format BD, par l’auteur de l’essentiel Wake Up America. Au travers d’un colossal travail de synthèse de l’essai extrêmement pointilleux de Loewens, Nate Powell propose donc une adaptation abrégée (réduite d’une centaine de pages) mais très complète des thèses et démonstrations de l’historien décédé en 2021. Ainsi plus qu’une Histoire des Etats-Unis, il s’agit bien d’une analyse critique du traitement de l’Histoire de ce pays dans les manuels scolaires d’Histoire du secondaire. Le titre initial est bien plus parlant et sur ce coup l’éditeur français induit une confusion qui est un risque pour le lecteur au vu de la très grosse densité d’informations de l’ouvrage, qui se lira comme un essai plus que comme une BD documentaire.

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Et ce n’est pas la moindre des qualités du livre que de nous apporter cette analyse chirurgicale (parfois trop) des terminologies et traitement des évènements de l’Histoire américaine que les manuels ont toujours systématiquement présentés sous une lecture linéaire, nationaliste et mythique. Tous ceux qui s’intéressent à ce pays et à son histoire savent combien il s’est bâti sur une image héroïque d’un pays de cocagne modelé à force de labeur par de dignes migrants industrieux fuyant les persécutions. Ce que nous rappelle Loewens c’est que ce continent était déjà fort peuplé à l’arrivée de Christophe Colomb et que dès l’origine il s’est agi d’un projet colonial, raciste, inspirateur des futurs empires mondiaux des européens et de leur comportement génocidaire tout au long de l’Histoire. Idéologie qui perdure jusqu’aux guerres indiennes, à la construction de la Nation, à la Guerre civile et à la lutte pour les Droits civiques. Si l’élection d’Obama a pu laisser penser que ce sombre passé était derrière eux, l’hyper-actualité prouve que ce fond n’est pas que celui d’un Sud esclavagiste revanchard mais bien d’un esprit historique qui fait fi des minorités et conquiert sans vergogne.

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La démonstration est implacable et terrible… pour peu que l’on fasse confiance à Loewens, qui prend certaines libertés dans ses hypothèses: il reproche aux manuels de ne pas sourcer les sentences qu’ils énumèrent, quand lui-même évoque par ailleurs une découverte du continent par des phéniciens, des africains ou des turcs… hypothèses aucunement démontrées sur le plan scientifique. Mais l’important reste la démarche (l’auteur s’adresse à des étudiants ou des parents dans une vocation pédagogique, comme le montrent les pages blanches destinées à la prise de notes en regard des chapitres), montrant parfois par ces suggestions que les auteurs de manuels (pourtant historiens) ne font pas différemment de lui et que seuls les faits ont valeur d’être enseignés.
Sur ce point la lecture est instructive quand à la très grande liberté des manuels passés, construits par des suprémacismes blancs dans l’idéologie de leur nation, ligne qui ne changera légèrement que très récemment. Rappelons que, Etat fédéral, les Etats-Unis confient aux Etats le soin de déterminer les manuels enseignés dans leurs établissements scolaires. On apprend ainsi que le poids du Texas (historiquement bastion nationaliste) dans le choix des ouvrages est déterminant pour l’ensemble des autres Etats, avec les conséquences qui s’ensuivent.

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D’un développement tatillon, parfois confus dans les aller-retours, le propos de Loewens démontre en revanche sans doute possible que l’Histoire est traitée aux Etats-Unis, plus que dans la plupart des démocraties, comme un outil de fabrication du citoyen américain nationaliste en l’absence de toute critique… qui explique beaucoup de choses aujourd’hui quand à l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Formatés dans l’image d’une histoire linéaire vers le progrès, où les fautes passées ne sont jamais de la responsabilité d’une personne ou d’un groupe, où une vision raciste et suprémaciste infuse jusque dans les derniers manuels publiés (dans les années 1990, période d’étude de l’auteur), les jeunes américains n’ont alors pas les outils pour juger l’information et les faits qu’ils prennent pour vérité par le simple fait qu’ils soient énoncés. La terminologie du fou de Washington s’éclaire alors d’un nouveau jour aux yeux des européens que nous sommes.
Essai dense, scientifique et d’une lecture assez fatigante et quelque peu orientée par l’approche raciale de l’auteur, Une histoire critique des Etats-Unis sort pourtant à point nommé pour comprendre comment le pire a pu arriver de l’autre côté de l’Atlantique. S’adressant avant tout aux américains, il garde néanmoins une portée politique fondamentale en rappelant à tout un chacun combien la connaissance de l’Histoire de son pays est essentielle à la construction de citoyens éclairés et critiques, la base d’une démocratie voulue par les Lumières. Plus que jamais ne tombons pas dans le piège de nous moquer des cousins américains ou de regarder sidérés le drame moyen-oriental, les mêmes mécanismes ont cours dans notre pays comme en Israël. Mal outillés nous pourrions aussi basculer dans un nationalisme nourri de post-vérité… autre nom du fascisme.
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Une histoire critique des Etats-Unis
de Nate Powell (adapté de James W. Loewens)
Nombre de pages : 272p. nb.
Date de sortie : 9 janvier 2025.
Éditeur : Steinkis.