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Depuis le choc de l’invasion russe de février 2022 l’Europe est sortie du mythe de la Fin de l’Histoire et se voit contrainte de regarder le passé récent pour comprendre et tenter d’enrayer un engrenage qui l’amène vers une guerre continentale. Pour les ukrainiens elle n’est pourtant que la continuation d’une tension historique face aux russes et une identité nationale encore en construction. Avec cet album dense ce sont trois auteurs ukrainiens qui s’efforcent de rendre compréhensibles les mécanismes historiques qui expliquent les velléités du Kremlin, en regard du quotidien immédiat des habitants des villes attaquées et une synthèse de grands moments de l’histoire commune de ce que l’on appela longtemps la Rus’ de Kiev.

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Souvent tentés par des sommes difficiles à assimiler, les projets de Docu BD historiques ne sont pas le genre le plus facile à aborder. Avec une remarquable pédagogie, la chercheuse indépendante d’origine Ukraino-afghane Mariam Naiem (qui contribue au NY Times et avec l’université Harvard) place les tensions actuelles dans la suite de l’histoire soviétique, avant de remonter à 988 avec la christianisation du territoire de la Rus’ de Kiev, vaste principauté slave fondée par les vikings Varègues (ceux-là même qui sont dépeints dans la saga Ira Dei) qui s’étendait des pays baltes à la mer noir en englobant une partie de la Pologne et de la Russie. Si l’approche scientifique de Naiem est incontestable, le lecteur occidental notera un prisme nationaliste fort compréhensible en ces temps existentiels pour son peuple. Très chaotique et dépendante d’intentions personnelles de seigneurs dès le Moyen Age, l’histoire ukrainienne se mélange intimement avec l’histoire russe et subit des assauts tant des Mongoles de la Horde d’Or que de l’Empire puis de l’Union soviétique, alors que comme toujours la scission religieuse explique beaucoup dans l’incompréhensible animosité entre peuples frères. Là encore bien éloignés des complexités byzantines des chapelles orthodoxes, il ne nous faudra surtout pas minimiser l’importance de cette guerre de religion pour expliquer l’oppression russe, y compris sous le joug en apparence anticlérical soviétique. Car l’histoire nous rappelle que ce n’est pas parce que l’Eglise est interdite que l’identité religieuse disparaît des peuples…

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Pour qui a tenté de comprendre le conflit actuel en lisant des cartes historiques, l’interpénétration linguistique et culturelle entre franges russes et ukrainiennes peut interroger sur les frontières actuelles du pays dont la Crimée n’a été rattachée (depuis la Russie) qu’en 1954 par une décision unilatérale du pouvoir soviétique. La construction des nations se faisant toujours par petites touches (la Savoie a été tout simplement achetée par le Second Empire, ne l’oublions pas), on mettra en regard ces interrogations territoriales avec l’explication imparable par l’autrice, d’un ethnocide ancien de la langue et de la culture ukrainienne par les Russes qui confirment la volonté génocidaire de l’Holodomor, massacre systématique par la famine fomenté par Moscou en 1932-1933. Il est toujours passionnant de plonger dans les racines d’un conflit, qui éclaire sur les causes profondes de la Guerre… sans malheureusement aborder la responsabilité récente d’un atlantisme qui oublia, tout à sa célébration d’une victoire dans la Guerre Froide, que la sécurité continentale ne se gère pas par le commerce mais par des visions de long terme. L’album rappelle en revanche les deux révolutions de Kiev dont l’annulation d’un vote frauduleux sonne étrangement à nos oreilles alors que se multiplient les scénarii similaires aux franges orientales de l’Union européenne.

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Très complet, l’ouvrage passe d’un style réaliste à effet crayonné pour les séquences qui suivent les habitants lors de leurs séjours en bunker pendant les attaques aériennes, à une autre technique plus aérée et rappelant les enluminures slaves ou le design soviétique pour les passages historiques. La grande force du récit est de parvenir à couvrir en seulement cent pages une très vaste étendue de moments clés dont l’agencement permet au grand public de commencer à comprendre la profondeur du problème, sans se couper de l’émotion immédiate des morts et destructions d’un pays que l’on voyait si proche. Une des vertus de l’ouvrage, et ce n’est pas des moindres, c’est de recentrer l’attention du lecteur sur un problème ukrainien, qui mérite notre soutien non comme simple miroir de ce qui pourrait arriver à terme plus à l’Ouest mais comme responsabilité de puissances diplomatiques et militaires dans la résolution d’un dérèglement et d’une fuite en avant d’un homme seul. Un dictateur comme il y en a d’autres de par le monde et contre qui seul l’ordre juridique international peut mettre un coup d’arrêt.
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Ukraine - petite histoire d'une longue guerre avec la Russie
de Mariam Naiem, Yulia Vus et Ivan Kypibida
Nombre de pages : 104p., bichromie.
Date de sortie : 12 février, 2025.
Éditeur : Robinson.