Billet de blog 1 juillet 2025

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Bertrand Lesort : « Être marin a façonné mon regard sur le monde »

Dans quelques jours, le photographe et marin Bertrand Lesort proposera à la galerie l’Aurore sa première exposition à Rochefort. Une série inédite d’un ancien voyage sur une petite île d’Indonésie dialoguera avec des horizons marins glanés de par le monde. L’occasion de découvrir l’artiste d’aujourd’hui et aussi quelques points communs avec Pierre Loti. Entretien 1/2.

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Illustration 1
Bertrand Lesort à Rochefort © François Rochon

Le Sas-culture : Installé de longue date à Toulon, dans le plus grand port militaire français, votre âme de marin vous a amenée à vous rapprocher de l’océan. Depuis plusieurs années, vous résidez régulièrement dans un village tout près du vieil arsenal, marqué par son imaginaire du lointain et sa tradition des explorateurs, à laquelle votre exposition rend indirectement hommage. En quoi votre expérience d’officier de la Marine nationale, peut-être plus généralement celle d’homme de la mer et du voyage, influence-t-elle votre travail de photographe ?

Bertrand Lesort : Au-delà de mon expérience d’officier, c’est en effet celle de marin embarqué qui a façonné mon regard sur le monde. En mer, dans les grands espaces, la solitude face au monde l’emporte, dans un état propice à la contemplation, à la méditation aussi. Près des côtes, le rapport de l’homme à l’océan prend une place dominante du fait de ses activités en mer, mais aussi de son appropriation du littoral. À terre, lors des escales, c’est la rencontre d’autres cultures dans des milieux cosmopolites et animés qui a développé ma sensibilité et attire mon regard photographique.

Vous distinguez donc trois lieux-moments dans votre rapport au voyage: la mer, le littoral, l’escale. Renvoient-ils à un rythme, un cycle ?

Une continuité se dégage de ces trois espaces, que se ressent de la même manière le marin de la marine nationale que celui de la pêche ou du commerce. En cela se rejoignent les marins des bâtiments de surface, à la différence de ceux des sous-marins ou de l’aéronautique navale, dont la perception est différente. En effet, au port-base ou en escale quand le navire arrive à quai, nous continuons à travailler, à déjeuner et parfois à dormir à bord. Nous ne descendons pas à terre dès les amarres passées, dès les déchargements effectués, laissant les clés à un autre organisme qui s’occuperait du bateau à notre place.

Pourriez-vous décrire cette immersion, en mer ?

Je ne retiendrais pas la solitude du navire face au mauvais temps qui pourrait venir en première intention, l’évocation d’une force de violence, de chaos. Je préfère évoquer un matin calme au milieu de l’océan. Quelque part dans l’océan Indien, là où l’air se dit le plus pur de la planète, au cœur de l’anticyclone d’Amsterdam, une possession française toute proche. Nous sortions de trois jours de mauvais temps, il faisait enfin beau, l’aube n’avait pas commencé. Soudain, le veilleur m’annonça un feu rouge de bateau à l’horizon. Mais peu à peu, le feu s’éleva dans le ciel, perdit sa teinte pour devenir diamant. En fait, le bateau était Vénus qui venait d’offrir son plus beau lever. Je promis alors à mon veilleur un phénomène plus merveilleux encore et, une heure plus tard, nous pouvions observer le plus pur rayon vert — lorsque le soleil apparaît au-dessus de l’horizon, plus souvent lorsqu’il se couche d’ailleurs. Le plus beau qu’il m’ait jamais été donné d’admirer en mer.

Et comment appréhendez-vous le littoral ?

Sur le littoral, ce que nous appelons l’atterrissage est saisissant, juste après la première perception de la côte, seulement perceptible au radar ou grâce à un phare très puissant. Nous ne voyons rien encore, il s’agit de prendre la mesure de la côte qui se découvre à l’aveugle, afin de déterminer précisément la position du bateau sur le dessin abstrait de la carte.  Sans doute, je garde l’arrivée au petit matin sur l’île de Sainte-Hélène comme le plus marquant de mes traversées. J’avais dans ma cabine une gravure ancienne dessinée par un membre de la mission qui était allée chercher les cendres de Napoléon I. Ce premier contact a été d’une grande émotion, parce que, malgré les marques de modernité inévitables, on se sent dans un lieu isolé comme celui-là plus impliqué, plus imprégné des événements historiques qu’il a connus.  Mais je pourrais aussi évoquer des navigations côtières dans les chenaux de Patagonie ou sur le canal de Panama, plus simplement dans la lumière glaciale de l’hiver le long côtes déchiquetées du nord Bretagne, lors de mon apprentissage de la navigation à l’École navale.

Enfin, pour évoquer le "retour sur terre", quelle image vous vient-elle spontanément ?

À terre, me revient l’arrivée des techniciens à bord, dès notre arrivée à quai pour réparer le sonar dont j’avais la charge et dont la panne nous empêchait de poursuivre une mission stratégique au large de Brest. Mais bien sûr aussi les escales… les ports impersonnels ou les dépaysements. L’arrivée en raclant le fond dans un port du Nicaragua, sinistré dix ans plus tôt par un cyclone, où les épaves étaient encore présentes à quai ou sur les bancs de sable avoisinants. L’entrée dans le port de Tokyo ou d’Inchon en Corée, dont le gigantisme universel cache une vie qui ne laisse pas repartir indemne. Et que dire de Bombay, Mumbai aujourd’hui…

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La Charente à Rochefort © François Rochon

Finalement, vous ne dites rien de votre expérience d’officier, est-ce une façon de la mettre à distance ?

Je ne crois pas qu’il y ait, de ma part, une intention de mettre à distance ma carrière d’officier. Elle a été passionnante — dans le domaine de la lutte contre les sous-marins autant que dans celui de l’action de l’État en mer, pour se débarrasser de la pêche illégale dans les eaux du Sud de l’océan Indien. J’ai eu le privilège de commander des unités diverses, où compétences et passion se complètent. Cette période a été passionnante en relations humaines. En fait, la vie d’équipage se présentait pour moi comme le prolongement de ma douzaine d’années d’internat pendant ma scolarité en Périgord puis dans la Sarthe. 

Est-ce que la photographie était votre jardin secret, ou une dimension volontairement occultée, bien distinguer les deux est-il nécessaire ?

La photographie existait en moi avant la marine. En amateur, bien sûr, mais c’était déjà une forme d’expression qui me convenait bien, sans arrière-pensée artistique à ce moment-là. J’ai mis cette passion de côté dans les premières années de ma carrière, peu après un événement finalement très marquant. En escale au Japon, j’avais été un des rares privilégiés du navire à bord duquel j’étais élève – le porte-hélicoptères « Jeanne d’Arc » - à assister à un entraînement de jeunes sumos, dans un sous-sol bas de plafond des faubourgs de Tokyo. J’avais fait plein de photos, elles étaient incroyables, je crois. Je ne les ai vues qu’une fois ou deux. Puis elles ont disparu brutalement dans le poste où je travaillais et dormais. Volées sans doute. Je me suis rendu compte très récemment à quel point cet événement m’avait bouleversé.

Cet épisode me renvoie à la cohérence que je souhaite donner à la combinaison de mes deux métiers, celui de marin et celui de photographe. Une double appartenance qui représente un enjeu important de mon travail. Avançant en ce sens, je suis amené à espérer rejoindre un jour les Peintres officiels de la Marine, un corps d’artistes créés en 1830 qui regroupe aujourd’hui des peintres bien sûr, mais aussi des photographes, des sculpteurs, des dessinateurs, des vidéastes… Dans cette visée, je suis amené à continuer le dialogue avec le monde de la marine sous une autre forme. La position d'artiste et ancien marin est un enjeu en soi, puisque souvent, je suis perçu davantage comme ancien marin qui fait de la photo, pour le plaisir ou passer le temps. Sans doute cette perception me rend-elle prudent lorsque je parle de ma vie d’avant.

Pour lire la seconde partie de l'entretien, cliquer ici.

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Exposition à Rochefort © Bertrand Lesort

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