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Le Sas-culture : Pour sa majeure partie, votre roman se passe en Indochine, toujours du point de vue colonial des militaires français. Vous avez tenu à ce que le parcours de votre personnage principal et la chronologie de vos chapitres correspondent aux missions successives du Régiment d’Infanterie Coloniale du Maroc (RICM). Comment vous êtes-vous documenté ? Quel regard portez-vous sur la réalité vécue par ces soldats ?
Alexandre Oger : À l’origine, je n’avais pas l’intention d’écrire un roman. Je souhaitais seulement conserver une trace de la vie de mon grand-père en Indochine (le séjour vichyssois demeure de la pure fiction) ; de là découle ma volonté de rester au plus proche de son régiment du RICM. Je me suis appuyé sur un ouvrage que m’avait donné ma grand-mère, sur des documentaires, des témoignages, mais aussi sur des rapports militaires jaunis, tapés à la machine à écrire par un proche de mon grand-père. Ces documents m’ont aidé pour la description des batailles et les allusions constantes à la camaraderie. Les quelques photos que m’a confiées ma grand-mère et le souvenir que je conservais des autres m’ont permis de constater qu’un lien fort unissait ces jeunes hommes. Je me souviens de la présence de dédicaces au dos des photographies : « À mon frère, amitiés éternelles » etc. J’ai conservé ce culte profond pour l’amitié.
Il y avait également des portraits de femmes autochtones. Qui étaient-elles ? Ont-elles eu une importance dans la vie de mon grand-père ? Pourquoi détenait-il des photos de 1937 alors qu’il n’était pas encore en Indochine à cette date ? Je n’ai pas toutes les réponses et c’est très bien ainsi. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai choisi l’alternance d’une double narration : il y a le personnage d’Hugo qui décrit son aventure, son parcours, ses doutes sur l’époque qu’il traverse, et le narrateur qui porte implicitement ma voix, celle du petit garçon des HLM qui comble les vides du témoignage, qui s’invente en permanence des récits pour faire face à un univers trop étroit, et le jeune adulte qui s’interroge sur son temps.
D’un point de vue historique, je trouvais intéressant de placer mon récit au cœur de deux effondrements moraux français : Vichy avec la collaboration et l’Indochine avec l’amorce des décolonisations. Il n’y a pas eu de temps mort, dès le 8 mai 1945, tandis que la France célèbre la fin de la guerre en Europe, des massacres ont lieu à Sétif en Algérie et le 2 septembre 1945, Hồ Chí Minh proclame l’indépendance du Vietnam. Ce que je trouve fascinant et surtout effrayant, c’est le processus par lequel on a pu imposer (ou non) à un Français lambda, en quelques semaines à peine, de troquer son uniforme de résistant au nazisme contre celui d’oppresseur des populations colonisées. Je voulais absolument écrire sur cette période de flou. En fouillant un peu, j'ai trouvé des témoignages de soldats qui illustrent bien ce manque de certitudes idéologiques. Dans L’Abandon, un personnage comme le Breton Erwan supporte mal ces contradictions intérieures. Je ne tire aucune conclusion, ce n’est pas à moi de le faire, je constate seulement que l’époque était bien dégueulasse.
C’est pourquoi, très vite, j’ai ressenti l’envie d'inclure dans le roman mon goût pour les personnages désabusés, qu’on observe très souvent dans les bandes dessinées d’Hugo Pratt et qui m’ont fortement influencé, particulièrement dans la série Les Scorpions du désert, laquelle se déroule en Afrique du Nord dans les années 1940. Il était essentiel que je conserve un point de vue d’Européen. Je ne suis pas le porteur d’une mémoire universelle de la guerre d’Indochine, je ne voulais pas tout mélanger. D’ailleurs, les photos de mon grand-père, les rapports, faisaient très peu mention des autochtones. Je devais coller à cette réalité, ne pas inventer un personnage du XXIe siècle qui débarquerait en Asie, même si Hugo n’est absolument pas dupe des hypocrisies de son temps et ne se prive pas pour en critiquer certaines.

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La production du livre, par la maison d'édition indépendante rochefortaise Le Sas-culture, s'inscrit dans un projet participatif porté par la plateforme Proarti, avec le soutien du Ministère de la culture. Ainsi, il vous est possible de précommander le livre et contribuer à sa réalisation.
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Le Sas-culture : Votre roman est avant tout une fiction autour d’un personnage qui, par son tempérament, interroge à distance notre époque. Bien que désabusé, il ne se résigne pas. Pas question de fuir non plus, parce que c’est le monde qui se dérobe sous ses pieds. Il ne tombe ni dans l’idéalisme ni dans le cynisme, mais conçoit une forme de distanciation, qui lui appartient. Comment avez-vous composé le « caractère » d’Hugo ?
Alexandre Oger : Hugo est un personnage abandonné. Tout est à construire chez lui, c’est pourquoi je ne lui ai pas donné de nom de famille. Pourtant, il ne manque pas de pères spirituels : Bardamu chez Céline ou Meursault chez Camus. Meursault est étranger au monde et Bardamu voyage à travers un itinéraire morbide qui le mène des tranchées de l’est de la France à l’Afrique coloniale, non sans cynisme. Hugo, quant à lui, serait à l’aise même en enfer, car il erre sans but précis, sans idéologie, si ce n’est celle de rêver encore un peu alors que les canons résonnent et que le monde rétrécit. Il ne faut pas oublier que dans le roman, Monsieur Paul, figure tutélaire à l’identité trouble et à l'avenir mystérieux, lui a confié la mission de nourrir encore un peu le monde des songes grâce à son aventure personnelle. Une présence féline y veillera. À une autre époque, Hugo aurait certainement choisi le destin d’un pirate, libre de vivre intensément, sans dieu ni maître, mais à quel prix ?
Hugo est un beau mec, c’est bien suffisant. Je ne voulais pas insister sur les traits qui le définissent, pour la simple raison que selon mon humeur du moment, il ressemblait, pour moi, à Steve McQueen dans Les 7 mercenaires, à Clint Eastwood dans La Trilogie de l’homme sans nom ou à Jean-Paul Belmondo dans À bout de souffle. Concernant ce que j’appellerais mon fil rouge musical, pour construire son caractère, il ne pouvait qu’être lié à Ennio Morricone. J’écoutais en boucle les bandes-son des films de Sergio Leone durant mes heures d’écriture. Ce choix s’imposait naturellement. Seule la musique de Morricone me permet de revisiter mes propres mythes d’enfance. Le lecteur entendra-t-il d’autres bandes-son ?
Je pense qu’il existe encore énormément d’Hugo, hommes comme femmes, qui cherchent d’autres voies que celles rationnellement tracées pour eux dans l’Europe de 2025. Hugo a emprunté des traits de caractère à Bardamu et à Meursault et tente de survivre tout en demeurant éloigné de la politique. Il ne veut appartenir à personne. Son itinéraire le transporte à Vichy mais il n’est ni collabo ni résistant. Pas par manque de courage, mais il estime que cette guerre ne le concerne pas, il ne l’a pas choisie. Aussi, il ne combat pas en Indochine par esprit de conquête ou par envie de monter en grade. Ça ne l’intéresse pas. Son indifférence est hautement critiquable, mais Hugo n’est ni un héros ni un exemple.
Il désire seulement tracer sa route, celle qu’il a décidée, pas celle qu’on lui impose. Hugo est un jeune homme qui baigne dans le tragique avec désenchantement, cigarette à la bouche, ce qui le rend aveugle aux mains tendues, surtout lorsqu’il s’agit de celles des femmes. Au fond de lui, il doit craindre que l’Aventure ne se termine. Comment réagirait-il face aux réalités du monde actuel ? Peut-être qu’il choisirait enfin de s’engager pleinement pour lutter contre certaines injustices qu’il relève dans le roman. Je crois surtout qu’il hésiterait entre les certitudes d’une vie bien rangée, sur les rives de son port d’attache, et le départ vers des contrées lointaines à la recherche, pourquoi pas, du continent perdu de Mu.
Si Rochefort est une cité de l’exotisme, elle est aussi une ville du tragique. C’est à Rochefort que Napoléon comprend qu’il ne pourra pas s’enfuir vers les États-Unis puisque la rade de l’ile d’Aix est bloquée par la flotte britannique ; de Rochefort que part la Méduse avec le destin qu’on lui connait ; à Rochefort que Victor Hugo apprend la mort de sa fille Léopoldine. Mais c’est aussi à Rochefort qu’Alain Fournier retrouvera son amour déçu avant de mourir dans la Meuse en 1914. Je pourrais vous en citer d’autres... Je pourrais aussi vous parler du marin Maxence, en quête de son idéal féminin sur la pellicule de Jacques Demy. Mais ceci est une autre histoire. Hugo est pleinement, par bien des aspects, un fils de Rochefort.

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À paraître prochainement le roman d’Alexandre Oger, L’Abandon, aux éditions Le Sas-culture.