Billet de blog 27 mai 2025

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Alexandre Oger : « Bien plus que de l’IA, ma génération a besoin d’air, d’évasion. »

Dans quelques semaines paraîtra le premier roman d’Alexandre Oger, Rochefortais de 31 ans. Un roman dans la continuité tragique de la Deuxième Guerre mondiale à la Guerre d’Indochine, tout autant qu’une aventure singulière, celle d’Hugo qui cherche le chemin d’une vie marquée par « l’Abandon ». Entretien 1/2

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Alexandre Oger à Rochefort © François Rochon

Le Sas-culture : Après une longue parenthèse historique, vous faites partie de cette nouvelle génération qui vit avec la guerre, en toile de fond des frontières lointaines de l’Europe. Vous aviez 20 ans en 2014, au moment du conflit dans le Dombass et de l’annexion de la Crimée. Aujourd’hui, de nombreuses régions du monde traversent des situations de la plus haute gravité. Pourquoi faut-il continuer, encore, d’écrire des romans sur « nos » guerres passées ?

Alexandre Oger : Les guerres du passé n’apportent pas de réponses aux questions nées de la situation géopolitique actuelle, mais elles nous renvoient à notre propre vision de l’humanité. Quels sont nos choix ? Comment naviguer dans ce monde où les certitudes s’effritent ? Comment traitons-nous les enfants, les minorités, les femmes ? Sommes-nous cohérents avec les valeurs que nous prônons ? J’ai mon avis sur la question. Je ne suis pas de ceux qui ont la prétention de croire que les livres peuvent changer le monde, mais je pense qu’il est important de laisser des traces et de témoigner, pour favoriser d’abord la compréhension, puis la réconciliation entre les nouvelles générations. Je suis persuadé que des jeunes artistes ukrainiens, palestiniens et congolais prendront la plume ou tout autre instrument, si ce n’est pas déjà fait, pour raconter les drames qui ravagent leurs terres.

En ce qui concerne la période coloniale, retenir seulement de la présence française en Indochine l’année 1954 et le nom de Ðiện Biên Phủ, j’ai toujours trouvé cela insultant pour les populations locales, pour les Français d’origines vietnamienne, laotienne ou cambodgienne, mais aussi pour ceux qui ont combattu dans le corps expéditionnaire ou qui ont vécu là-bas. C’est nier des itinéraires familiaux, que ceux-ci aient débuté sur les rives de la Charente ou sur celles du Mékong.

Je crois aux rapprochements par la culture, par le sport, par les échanges humains. J’espère que des jeunes Vietnamiens s’emparent aussi de ce sujet. Car quoi qu’on puisse en penser, nous possédons une histoire en commun. Force est de constater que nous avons toujours du mal à regarder cette époque coloniale en face. Faites un sondage dans la rue concernant le Vietnam en guerre au cinéma, les gens vous citeront plus facilement les productions américaines Apocalypse Now, Full Metal Jacket ou Voyage au bout de l’enfer (trois chefs-d’œuvre, au passage) que les films français Indochine et la 317e section.

Chacun en tirera les conclusions qu’il souhaite ; mais la culture populaire ne s’est pas suffisamment emparée de ces sujets. Et quand la culture ne s’empare pas de l’Histoire, elle finit aux oubliettes ou instrumentalisée. Je trouve cela navrant pour les descendants des témoins de cette période, car nous nous privons de référentiels communs, indispensables pour faire société. Je pense essentiellement aux Français d’origine vietnamienne en disant cela. L’Indochine se limite à deux lignes dans un manuel scolaire d’histoire-géographie et à trois lignes sur Wikipédia, dans la rubrique romans et cinéma. Comment se sentir pleinement intégré lorsque des chapitres entiers de notre parcours national récent restent dans l’ombre ?

En ce qui concerne le ressenti de ma génération, je crois qu’elle est la première à connaitre un tel désenchantement depuis 1940 et les guerres coloniales qui ont suivi. Nous observons avec inquiétude un monde qui s'écroule, tandis que les nationalismes et les empires se reforment. Je ne parle même pas du Covid-19 ou de la crise climatique... Dans la chute, chacun joue sa partition, que ce soit dans la résilience, la collaboration ou la résignation. La tragédie se répète à une autre échelle. Mais les périodes tragiques sont aussi un terreau pour laisser glisser la plume. Hugo, le personnage principal du roman — n’oubliez pas de le prononcer à l’italienne, il y tient — a accompagné l’effondrement de son époque en errant de Vichy et à Hanoï. De la même façon, Hugo Pratt, un de mes pères spirituels, a placé les aventures de son antihéros Corto Maltese dans le contexte de la Première Guerre mondiale. Prémices de l’effondrement à venir ? Je ne sais pas, mais j’aime voir des personnages naviguer dans ces eaux troubles. Et qui de mieux qu’un marin ou un rêveur pour monter sur le radeau des désillusions ?

« Quand on est au bal, il faut danser ». Hugo observe la danse macabre de la France, de Vichy jusqu’aux confins du Tonkin, y participe parfois. Moi je suis un très mauvais danseur, alors je tente de l’accompagner par les mots, en suggérant une caisse de résonance entre ces deux époques.

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La Corderie Royale à Rochefort © François Rochon

Le Sas-culture : Au départ, il y a chez vous la volonté de faire vivre la mémoire familiale, de la faire résonner avec l’identité de votre territoire. Votre grand-père, qui a longtemps été militaire à Rochefort, avait fait la guerre d’Indochine. Votre grand-mère, à la fin de sa vie, vous a confié des photos et des documents qui évoquent cette page d’histoire. Pouvez-vous nous parler de ce récit personnel qui précède la fiction ?

Alexandre Oger : Enfant des HLM, j’ai constamment cherché à m’inventer des histoires, à m’évader de mes tours pour partir vers les ailleurs que la Charente-Maritime appelle. J’ai eu la chance de grandir à Rochefort, une ville de marins et de voyageurs, où les palmiers côtoient d’imposants bâtiments de la Royale, des hôtels particuliers d’armateurs et des immeubles au style colonial. On cite toujours l’écrivain Pierre Loti, à juste titre, mais les rues de Rochefort regorgent de récits anonymes depuis 350 ans. La vie d’Hugo en est une illustration en roman. J’ai voulu ressusciter les âmes des vagabonds des mers, bercés par leurs mirages et leur envie de vivre des aventures lointaines.

C’est en cela qu’Hugo, mon personnage, est un contemporain. Bien plus que de l’IA, ma génération a surtout besoin d’air et d’évasion. Quand tout va bien, pas besoin de rêver, il suffit de croquer l’instant présent. Mais quand l’époque navigue en pleine tempête, il convient de savoir s’échapper, par tous les moyens. Les générations se transmettent des flambeaux pour perpétuer les mythes. C’est ce que Monsieur Paul, figure tutélaire d’Hugo, lui enseigne au cœur du roman. Pour qu’un souffle de liberté survive, il faut des jeunes cons pour l’entretenir. Je suis de ceux qui préfèrent croire que l’Atlantide et l’El Dorado existent, et pas seulement pour en débattre avec des amis autour d’une Guinness dans un pub irlandais...

Mon grand-père me racontait sa guerre d’Indochine lorsque j’étais enfant. Évidemment, l’histoire se résumait aux temples, aux tigres, à la camaraderie et à la Baie de Hạ Long. Rajoutez à cela un prénom qui porte mon regard vers l’Orient, la lecture de Tintin et le visionnage des Mystérieuses Cités d’or... Comme dirait un ami gaulois qui n’est pas gros, mais un peu enveloppé : « je suis tombé dans la potion magique quand j’étais petit ». Ma grand-mère a pris le relais pendant quinze ans, puis elle m’a transmis le témoin. Je lui ai promis que je ferai vivre cet héritage immatériel, que celui-ci soit lié à mon histoire familiale ou à ma culture régionale. J’ai tenté, on verra si le résultat plaira. J’aime les passeurs de mémoire, à l’image du vieux à moitié givré d’un village qui vous raconte des anecdotes incompréhensibles, assis à la terrasse ombragée d’un café, ou d’un guide touristique désabusé par les remarques des visiteurs barbares : « Moi j'ai lu que les pyramides avaient été construites par les extraterrestres, vous en pensez quoi ? ». C’est du vécu et le type était sérieux. Belle vocation, je n’aurais pas la patience. J’accorde peu d’importance au contenu du propos des passeurs, ce qui m’intéresse, ce sont les récits, la manière de les raconter.

Pour ce roman L’Abandon, je n’ai pas eu le temps d’interroger mon grand-père sur son possible sentiment de culpabilité ; c’est un regret. Je sais seulement que le paludisme l’a poursuivi jusqu’en Europe. Quand ma grand-mère me racontait ses crises, je ne pouvais m’empêcher d’y voir une malédiction vengeresse jetée par le peuple opprimé. Merci Hergé et Edgar P. Jacobs... D’un point de vue très égoïste, au-delà du volet familial, je voulais revisiter mes propres mythes, liés à des auteurs qui m’accompagnent depuis mon adolescence, de Joseph Kessel à Frank Le Gall, en passant par Jack London ou Joseph Conrad. Je désirais raconter l’itinéraire exotique de pauvres types issus des couches sociales occidentales les plus défavorisées, mais aussi rendre hommage à ma ville, en prolongeant encore un peu son existence dans la littérature, à travers les mirages qu’elle porte en elle.

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Alexandre Oger à Rochefort © François Rochon

À paraître prochainement le roman d’Alexandre Oger, L’Abandon, aux éditions Le Sas-culture.

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