L’ampleur de la pandémie de COVID19 au Brésil et sa gestion par le gouvernement de Jair Bolsonaro ont rendu nécessaire la mobilisation de multiples formes de solidarité pour de nombreux habitants des périphéries urbaines et des communautés rurales. Le 21 juin 2020, le nombre de décès attribués au virus a en effet dépassé les 50 000 morts selon les chiffres officiels, qui sont certainement très en-deçà de la réalité, alors que les premiers signes de stabilisation de la courbe de propagation viennent seulement d’apparaitre. Pendant que le Président Bolsonaro minimise la gravité de la maladie, qui touche le plus durement les populations les plus pauvres, un espace essentiel quoique peu visible de débat et de solidarités actives provient d’associations locales, d’ONG et de mouvements sociaux.
A partir de la reconnaissance de la pandémie par les politiques brésiliens en mars, autrement dit, après le Carnaval, le débat public s’est d’abord centré sur l’aide d’urgence pour les travailleurs à leur compte, finalement concédée par le gouvernement fédéral pour une période de trois mois (avril à juin 2020) à hauteur de 600 R$/mois (environ 100 €, doublée pour les mères élevant seules leurs enfants). Cependant, le Président n’a cessé de s’opposer aux mesures de distanciation sociale prises par les gouvernements des Etats les plus touchés par le COVID19 et a régulièrement convoqué lui-même de grandes manifestations publiques, qui ont eu pour objet de contester les pouvoirs législatif et judiciaire. Alors qu’une part importante des bénéficiaires de l’aide d’urgence n’a pas réussi à toucher les premières tranches – n’ayant pas accès à ou ne parvenant pas à s’enregistrer sur la plateforme informatique, désorientée par le manque d’information du gouvernement concernant les critères précis d’octroi et la profusion de fake news sur les réseaux sociaux ou découragée par les immenses files d’attente aux points de retrait – c’est désormais la prolongation de cette aide sans diminution du montant, afin de faire face à la durée de l’épidémie, qui est en jeu. D’autres aides au niveau des Etats fédérés, comme par exemple la compensation pour les repas scolaires non consommés par les enfants (55 R$/mois, environ 10 €) dans l’Etat de São Paulo, ont généré des difficultés similaires.
La gestion de la crise par les gouvernements locaux soulève aussi de nombreuses questions. Grâce au Système Unique de Santé (SUS), tous les Brésiliens ont accès aux soins médicaux. Cependant, dans la pratique, la qualité de ce service varie beaucoup d’une région et d’une municipalité à une autre. Barra do Turvo, une municipalité rurale du sud-est du pays, illustre les difficultés existantes. Dans environ la moitié des communautés rurales, la visite d’une équipe médicale de base (médecin, infirmier.ère et assistant.e), qui a lieu normalement toutes les deux semaines, a été interrompue depuis mars, sans que les habitants ne soient informés des raisons de cet arrêt ni de la date de reprise. Fragilisé par les coupes dans le budget social des dernières années, ce système souffre du turn-over de jeunes médecins, du manque d’agents communautaires de santé, chargés de faire le lien avec les populations, et plus largement, du déficit d’espaces intermédiaires de gestion des politiques publiques. De manière générale, le budget de cette municipalité rurale – à l’instar de beaucoup d’autres –, déjà faible avant la pandémie, a encore été réduit par la chute des recettes fiscales, limitant le soutien aux populations vulnérables à la distribution épisodique de denrées alimentaires, comme le lait en poudre ou les biscuits qui avaient été prévus pour les goûters scolaires. Des donations sont aussi canalisées par la municipalité et par certaines organisations privées, notamment les églises, alors que dans les favelas des grandes villes, les réseaux du trafic de drogue, comme le Premier Commando de la Capitale à São Paulo, peuvent être la principale source de soutien pour des populations démunies, en échange de leur soumission aux règles du trafic et à ses sanctions violentes.
Face à cette situation, ce sont les associations, et notamment celles déjà organisées en réseaux de différents niveaux et connectées à des mouvements plus larges, qui ont été porteuses de réponses solidaires et démocratiques à la crise et ce, dès le mois de mars, bien avant la mise en œuvre des actions gouvernementales. Nous avons accompagné la situation du Réseau Agroécologique de Femmes Agricultrices RAMA, qui réunit environ 70 agricultrices dans 7 communautés de Barra do Turvo, et de l’Association de Femmes dans l’économie solidaire de São Paulo AMESOL, qui regroupe environ 50 femmes de 8 municipalités de la région métropolitaine (périphérie) de São Paulo, tous deux soutenus par l’ONG féministe brésilienne SOF – Sempreviva Organização Feminista.
Un premier type d’action a eu pour objectif la continuité de la production et de la commercialisation. La RAMA vendait jusqu’ici une grande variété - près de 300 types - de produits agricoles et alimentaires à un réseau de groupes de consommateurs responsables de la périphérie de São Paulo, grâce au soutien logistique de la SOF et au camion mis à disposition par la municipalité de Barra do Turvo. Face au retrait de ce camion au début de la pandémie et à la nécessité de limiter les risques de contagion, l’ensemble de l’organisation a rapidement été adaptée grâce à un effort conjoint des différent.es actrices et acteurs (définition de paniers pour simplifier la préparation et la distribution, identification des caisses par les agricultrices pour éviter les échanges, financement et organisation du camion par la SOF et le réseau de consommateurs, coordination à travers plusieurs groupes de Whatsapp). Cette action collective a été possible grâce aux relations de confiance tissées entre ces différentes catégories d’actrices et d’acteurs dans la pratique, depuis plusieurs années, d’une économie solidaire. De manière analogue, l’association AMESOL s’est organisée pour rediriger une partie de la production artisanale vers la fabrication de masques en tissu, s’appuyant sur les relations horizontales entre les artisanes (échange de modèles, de clients, publicité mutuelle sur les réseaux sociaux) et sur l’articulation avec des espaces publics plus larges assurée par l’ONG (inscription dans les commandes publiques de masques, insertion dans la chaine de confection équitable Justa Trama, partenariats de production et commercialisation avec un Incubateur universitaire d’économie solidaire).

Un deuxième type d’action a consisté dans l’entraide et les donations pour faire face aux nécessités des personnes les plus vulnérables, selon une logique de protection complémentaire de la solidarité. Dans les favelas et les périphéries urbaines, la pandémie a marqué le retour de la faim. La SOF a organisé une collecte de dons via Internet, en mobilisant notamment les réseaux féministes, ce qui a permis de remettre un montant de 300 R$ (environ 50€) à chaque membre de l’AMESOL. Les fonds d’un projet de coopération internationale ont de plus été utilisés pour acheter des produits de la RAMA, qui ont ensuite été distribués sous la forme de paniers alimentaires aux membres de l’AMESOL et à certains de leurs partenaires ayant demandé de l’aide. La réception de ces paniers a suscité reconnaissance, mais aussi et surtout sentiment d’appartenance à un réseau de solidarité, marquant une nette différence vis-à-vis de donations organisées par des entités caritatives ou des particuliers.
« Merci beaucoup ! / De m’avoir considéré ce vendredi / Très heureux je remercie l’AMESOL / Pour le fait de me sentir / Embrassé à nouveau / Reconnu comme faisant partie de vous / Merci beaucoup ! » (poème de remerciement d’un partenaire de l’AMESOL, bénéficiaire de panier alimentaire, posté dans le groupe Whatsapp de l’association).
De manière similaire, les groupes de consommateurs responsables ont augmenté leurs commandes auprès de la RAMA afin d’en distribuer une partie à des personnes sans domicile fixe et des réfugiés. Les agricultrices ont complété cette commande par des dons de fruits et légumes de saison et des produits artisanaux, comme des biscuits ou de la confiture. Au sein de la RAMA, deux jeunes agricultrices ont défini un circuit de collecte des produits d’autres femmes plus âgées ou en moins bonne santé pour les vendre sur un marché biologique d’une ville voisine, moyennant une participation concertée aux frais de transport et au travail de collecte.

L’ensemble de ces exemples procèdent d’une même logique, où reconnaissance des vulnérabilités et des besoins de protection d’une part, relations démocratiques d’autre part, ne sont pas antinomiques dès lors qu’elles sont construites au sein d’espaces qui partagent et réaffirment le principe d’égalité. Dans le contexte de la pandémie, la pratique de relations égalitaires axée sur le débat contradictoire s’est déplacée vers les moyens de communication virtuels, dont l’usage s’est considérablement intensifié. Les groupes de Whatsapp de l’AMESOL et de la RAMA sont devenus des espaces d’apprentissage des technologies de la communication pour des femmes qui en étaient parfois fort éloignées, notamment les plus âgées et dans les zones rurales. Dans le cas de l’AMESOL, cet usage a aussi permis de confronter les fake news circulant sur de nombreux réseaux sociaux brésiliens au sujet du COVID19, minimisant sa gravité ou mettant en cause les mesures d’isolement. Le groupe de Whatsapp de l’association est devenu un espace de développement de capacités critiques et de politisation de la pandémie, et en ce sens également, d’une pratique démocratique particulièrement nécessaire face à la logique de post-vérité qui s’est installée au Brésil comme dans d’autres pays, notamment les Etats-Unis.
Ces initiatives et ces espaces méritent d’être portés à la connaissance du public, au Brésil comme en France, tant ils sont généralement occultés par un débat axé étroitement sur la réponse gouvernementale à la crise et sur la critique de cette action. Evidemment, ces initiatives comportent des limites, liées notamment à leur taille relativement modeste, à la forte mobilisation personnelle, qui restreint la participation et la diffusion au-delà des réseaux militants, ainsi qu’aux limites physiques et économiques d’accès, d’usage et d’appropriation des moyens de communication virtuels, qui excluent certains groupes sociaux et certains territoires. Ces initiatives ne se substituent certainement pas non plus aux mesures gouvernementales, même si c’est souvent grâce à l’entraide au sein de ces réseaux que les personnes surmontent les obstacles bureaucratiques pour l’accès aux prestations sociales. Ces initiatives participent d’une action publique indispensable, à travers d’espaces de pratique démocratique et d’économie solidaire, au sein d’une société brésilienne polarisée entre camp démocratique, d’une part, et partisans d’un gouvernement autoritaire garantissant la poursuite d’un modèle économique ultralibéral sous Jair Bolsonaro, d’autre part. Elles sont à la fois limitées et actives, illustrant, dans un contexte particulièrement difficile, l’importance des associations et des espaces intermédiaires de la société civile pour la poursuite d’une démocratisation qui est loin d’être acquise.