
Svetlana Reiter est journaliste de société. Dans ses articles elle raconte le quotidien des Russes, a priori rien de politique. Mais en Russie les questions de société peuvent vite se mêler aux rapports avec le pouvoir.
Svetlana passe des mois sur un grand marché de Moscou, le marché Tcherkizovski, pour comprendre son organisation complexe. Elle fait entendre les voix des policiers qui ont sauvé un adolescent d’origine arménienne lors des « pogroms » nationalistes sur la place du Manège, dans le centre-ville de Moscou, en 2010. Elle raconte également les histoires d'enfants victimes de maladies rarissimes, le manque de médicaments et la lutte des parents pour leurs vies face à des fonctionnaires indifférents...
Journaliste pour le magazine branché Esquire, elle découvre rapidement qu’en Russie les questions de société peuvent devenir des problématiques politiques. La chasse aux ONG de toutes sortes depuis le déclenchement de la campagne contre les « agents de l’étranger » en est la preuve. Mais l’inverse tient également : les problématiques politiques deviennent des questions de société. C’est ainsi qu’une série d’articles de Svetlana sur les prisonniers politiques de l’affaire Bolotnaïa est parue dans la revue urbaine Bolchoï gorod (« grande ville » en russe), juste à côté des annonces des soldes et des revues sur les nouveaux restaurants.
En mai 2013, la journaliste reçoit le prix Politprosvet du journalisme politique. Il n’y a pas de doute : c’est pour la récompenser pour son travail sur cette série d’articles. Mais Svetlana se sent mal à l’aise. Elle dit de ne pas aimer l’idée de recevoir ce prix en quelque sorte obtenu grâce à la souffrance des autres. « Mon excuse sera de reverser une partie de l’argent sur les comptes de l’organisation Rosouznik, qui aide les prisonniers de l’affaire Bolotnaïa. J’en offrirai une autre partie aux avocats du militant antifasciste Alexeï Gaskarov, un des derniers détenus dans cette affaire. »
Comme si la classe moyenne ne pouvat pas s’imaginer sans questions politico-sociétales, Esquire, magazine de style de vie, se met à publier les articles de Svetlana. Ce ne sont pourtant pas des articles divertissants destinés à être lus un dimanche matin: une enquête sur les procédés typiques de fabrication des affaires criminelles, une interview avec le président du Comité contre la torture sur les enlèvements en Tchétchénie et les autorités locales qui laissent ces affaires à l’abandon... Suite à la publication de cette interview, en septembre 2012, Svetlana est interrogée par le FSB, qui tente par tous les moyens de mettre un terme aux révélations du Comité contre la torture. Encore une fois l’actualité et le pouvoir se mêlent.
« Esquire (...) s’est avéré être une très bonne plate forme. Une fois j’ai réalisé unei nterview de (...) la présidente de la fondation « Offre la vie », et il s’est trouvé qu’une dame riche a acheté ce numéro pour le lire dans l’avion... On y disait qu’à Moscou et en Russie en général, il n’y avait aucun hôpital palliatif pour enfants. Cette dame a lu le numéro, et maintenant on a ouvert un service palliatif pour les enfants malades », explique Svetlana.
En Russie, l’État s’introduit de plus en plus dans la vie privée des gens. C’est notamment le problème des excès de l’oeuvre de la justice juvénile ; ce sont aussi des lois liberticides récemment adoptées. Hormi la loi très discutée contre la « propagande homosexuelle », l’État Russe vient d’adopter notamment la loi qui impose des restriction sévères sur la liberté de résidence. Ainsi, les questions citoyennes se politisent et les problèmes personnels, la société et la politique, s’intermêlent. Rien d’étonnant alors si les journalistes comme Svetlana Reiter ayant comme vocation de refléter les problèmes de société se trouvent entre le journalisme politique et celui de style de vie. Aujourd'hui, Svetlana Reiter continue à faire son travail, toujours entre les deux, en essayant d'échapper à la censure et à l'autocensure tout en gardant une objectivité à tout épreuve.
Illustration Pierre-Alain Leboucher