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Un très beau et très émouvant hommage filial à Paulette Delahaye, née Paulette Becquet. S’il fallait résumer cet ouvrage, cette phrase pourrait être écrite. Mais elle est encore loin de la profondeur humaine de ce témoignage qui est aussi un acte de combat contre les inégalités. Notre ami, notre collègue, Jean-Paul Delahaye se livre avec une telle sincérité que la recension de son livre devient un exercice intimidant. Cet hommage nous touchera toutes et tous, avec d’autant plus d’intensité que la vie à la fois digne et misérable de Paulette Delahaye peut évoquer certains de nos propres souvenirs. De plus, ce récit ne se limite pas à la description d’une famille. Il repose clairement et fermement la question sociale. Tout brouillard idéologique s’efface devant la réalité concrète d’une société divisée en classes sociales, décrite presque au jour le jour…
« Ché min tchot fiu ». C’est mon petit-fils. Alphonse, le grand-père maternel de Jean-Paul le présentait ainsi à ses amis. Il s’exprimait aussi bien picard qu’en français. Car cette histoire est aussi en filigrane l’histoire d’une Picardie populaire. Alphonse était ouvrier agricole, comme son épouse Hélène. Militant socialiste, écrivain public bénévole, habitant le village de Bernay-en-Ponthieu dans la Somme. Il avait réussi à y construire la modeste maison en torchis dans laquelle Paulette finira ses jours. Paulette n’a jamais été « enchepée », comme on dit en picard, pour signifier qu’elle a toujours su faire face aux difficultés de la vie.
Et elles furent nombreuses et constantes. Ouvrière agricole, employée de maison, femme de ménage, commerçante avec un café-épicerie, gérante de magasin Coop enfin, elle mena seule un long combat contre la misère. A sa demande, Jean-Paul guettait le facteur et les allocations qui permettait de survivre jusqu’à la fin du mois. Il évoque à quelques reprises son père, que Paulette appelait « l’autre ». Il a lâchement abandonné et laissé sans ressources son épouse et ses cinq enfants très jeunes.

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Certains moments furent terribles. La faillite du café-épicerie, à la suite de laquelle Paulette fait une tentative de suicide. La gestion d’un magasin Coop, un été à Rouen. Agé de treize ans, Jean-Paul veillait sur trois de ses frères et sœurs plus jeunes dans un quartier abandonné. Ils passaient leurs journées sur des terrains vagues jonchés de détritus et de carcasses de voitures où se retrouvaient les plus pauvres d’entre les pauvres, clochards et travailleurs immigrés d’Afrique subsaharienne.
A la pauvreté extrême s’ajoute la violence symbolique. La déconsidération des personnes. Cela ne nous surprendra pas, Jean-Paul est aussi bon élève à l’école qu’assidu au catéchisme. Sincère dans sa foi, il envisage même, encore enfant, de devenir prêtre. La désillusion sera brutale. Organisant une procession, le curé rétrograde le petit pauvre pour laisser les places d’honneur aux fils du médecin et du vétérinaire. Devant cette humiliation, la foi disparaît instantanément. A bien d’autres reprises cette condescendance sera subie par Paulette et son fils.
Fort heureusement, la sympathie, l’amitié, la fraternité seront aussi présents. Chez Marthe, l’épicière, et Marcel, le commerçant ambulant, les magasins Coop finalement compréhensifs, dans l’Education nationale au sein de laquelle il fait une brillante carrière. Reçu au concours d’entrée à l’école normale d’instituteurs, il devient professeur de lettres et d’histoire-géographie en collège, inspecteur d’académie, inspecteur général, conseiller spécial de Vincent Peillon, et directeur général de l’enseignement scolaire. Un parcours exemplaire de transfuge de classe. Fort lucide, et il le détaille dans le livre, sur son caractère « d’exception consolante » pour reprendre l’expression de Ferdinand Buisson.

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En 2012, en allant à une réunion du cabinet de Vincent Peillon, l’image de sa mère décédée s’impose. Elle inspirera son intervention lors de la réunion au 110, rue de Grenelle, dans le cadre majestueux de l’Hôtel de Rochechouart. Sur la mission authentique de l’Education nationale. Au risque de surprendre quelques apparatchiks. Il sera toujours critique de l’élitisme social maquillé en élitisme républicain. En 2015 son grand rapport « Grande pauvreté et réussite scolaire : le choix de la solidarité pour la réussite de tous » fera date. En 2019, vice président de la Ligue en charge de la laïcité, il organise des Rencontres laïques dédiées "Question laïque / Question sociale" Les vidéos des interventions sont en ligne. Tout au long de son livre-témoignage, des analyses sociologiques sont proposées. Sur la définition de la grande pauvreté, sur la sous ou mauvaise alimentation, la précarité du logement, sur la catastrophique réduction à quatre jours de la semaine scolaire, le manque culturel, la ségrégation sociale, la peur de l’école et l’autocensure des familles… Comme il ne cesse de le dire, le combat pour la réussite à l’école des enfants des pauvres n’est pas terminé !
Toutes ces questions sont éminemment politiques. Jean-Paul s’engagera en ce sens un temps au Parti communiste avant de rejoindre le Parti socialiste. Il les posera tout au long de sa vie jusque dans cet ouvrage qui connaît un incontestable succès. De façon significative, il est publié par un libraire éditeur picard, à Amiens, La Librairie du Labyrinthe. Celui-ci compte notamment parmi ses auteurs l’excellent Jacques Darras. Les commandes se font chez les vrais libraires ou directement sur le site. L’auteur comme l’éditeur se refusent à toute vente via Amazon. On ne peut que saluer ces décisions. Une seule autre collection aurait pu accueillir cet ouvrage : « Terre humaine » qui a publié une série de chefs d’œuvre fondée sur des témoignages populaires. Nous attendons maintenant la suite…
Jean-Paul Delahaye « Exception consolante. Un grain de pauvre dans la machine » Éditions de la Librairie du Labyrinthe, 256 pages, 17 €.