Le Cercle Condorcet d'Auxerre est présidé par Patrice Decormeille, agrégé de philosophie. Le comité scientifique est présidé par Valentine Zuber, directrice d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes (PSL).
Voici la présentation du thème, par Valentine Zuber:
Après un hiver agité sur fond de colères populaire et politique, la fronde des « gilets jaunes » en France, les gigantesques manifestations des Algériennes et des Algériens face à l’inertie et l’opacité du pouvoir en place, nous avons souhaité revenir sur les significations profondes de la colère, cette émotion si particulière à l’espèce humaine.
Individuellement, la colère se traduit par des signes physiologiques caractéristiques et des gestes violents généralement non prémédités. Lorsqu’il s’agit d’une colère collective, elle s’exprime par des rassemblements bruyants dans lesquels les individus amplifient leur ressentiment à travers des actions énergiques, des slogans hostiles, des dégradations matérielles et des agressions violentes.
On peut distinguer deux formes bien distinctes de colère. Une colère « négative », qui répondrait spontanément à une agression jugée insupportable. Cette colère s’accompagne de sentiments forts comme la jalousie ou le ressentiment, et se traduit en un fort sentiment de victimisation. Lorsqu’elle transforme son adversaire en bouc émissaire, elle aboutit à la déshumanisation progressive de ce dernier et peut mener à la vengeance et au crime, tant individuel que collectif.
Une colère « constructive » ne vise pas, quant à elle à l’annihilation de l’autre.Elle cherche, au contraire, à l’associerau besoin de manière énergique, à la conduite de changements jugés particulièrement nécessaires pour continuer à vivre et créer. Elle motive la militance de certains, qu’elle soit de type politique, sociale ou humanitaire et contribue à faire bouger les lignes.
Nous avons voulu décliner notre réflexion à partir de plusieurs moments distincts, dans le fond et dans la forme,associant experts, praticiens et échanges avec le public. A la suite d’une table ronde introductive sur l’actualité renouvelée des colères politiques, nous reviendrons sur les colères populaires passées et présentes, sur l’interprétation mythologique et philosophique de la colère dans la pensée antique, mais aussi sur l’apport psychologique de la colère à la construction du soi, pour conclure sur la présentation des représentations artistiques de la colère des colères, celle de Dieu ou des dieux.
Plusieurs animations seront en outre proposées au cours de cette nouvelle formule plus ramassée des nouveaux Entretiens d’Auxerre : une projection cinématographique le jeudi soir, un documentaire commenté et débattu le vendredi soir. Différentes animations rythmeront enfin les temps de pause durant ces deux journées d’intenses échanges et de débats, qui, en dépit du thème proposé, resteront comme d’habitude (du moins nous l’espérons), aussi civils qu’apaisés…
Le programme et les modalités d'inscription sont en ligne
Tous renseignements pratiques peuvent être obtenus :
par téléphone au : 03 86 98 11 36
par courriel : agnesdevaux@orange.fr

Michel Seelig est notamment l'auteur de "César et Dieu. Deux millénaires de relations entre cultes et pouvoirs" et ancien président du Cercle Jean Macé de Metz. Il développe ici une série de réflexions nées de la lecture du livre de Pierre-Yves Beaurepaire "Les illuminati: De la société secrète aux théories du complot" qui vient de paraître aux éditions Tallandier.

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Si vous naviguez sur les réseaux sociaux, y compris ceux particulièrement destinés à la jeunesse, vous avez dû rencontrer des propos accusatoires concernant l’actuel président de la République. Il est le plus souvent présenté comme banquier, et qui plus est banquier chez Rothschild… suivez mon regard. Il n’est donc que l’instrument d’une puissance cachée, le lobby juif. Un montage est régulièrement diffusé sur Internet, il représente le président écartant les bras en signe de victoire devant un globe terrestre, entouré d’une bannière étoilée et celle d’Israël et, derrière lui, laissant apparaître des liasses de dollars, trois figures, Jacques Attali, l’homme d’affaire Patrice Drahi et, évidemment, Jacob Rothschild. On pourrait aussi noter le nez particulièrement crochu dont le président est affublé dans nombre de caricatures… Le lobby juif… il manque cependant la référence à des puissances occultes plus dangereuses encore.

Je pourrais multiplier les exemples, mais un seul suffira : au lendemain de l’élection à son premier mandat, Emmanuel Macron prononce un discours avec la pyramide du Louvre en arrière-plan. Il lève les bras, là encore en signe de victoire… ils apparaissent comme les branches d’un compas se superposant aux arrêtes de la pyramide, disposées comme une équerre… Et voilà la Franc-Maçonnerie qui apparaît. Plus encore, cette pyramide n’est-elle pas celle des Illuminati, pyramide que le président a coutume de représenter en rapprochant devant lui ses mains, les deux index dressés… Les Juifs, les francs-maçons, les Illuminati, tous les éléments des visions complotistes développées depuis des siècles, du moins dans le monde occidental. Alors revenons en arrière.
Mais avant, il faut dire quelques mots du phénomène complotiste. Il est difficile de vivre face à des événements dont on ignore la genèse. Pourquoi cette guerre, cette épidémie, cette crise économique… Le hasard n’existe pas. Les explications rationnelles ne sont pas convaincantes. Il faut donc trouver, imaginer, un responsable. Longtemps, dans l’Europe chrétienne, l’affrontement entre Dieu et le Diable fournissait une réponse facile : les malheurs étaient l’œuvre du Malin… qui instrumentalisait parfois certaines personnes. Les pogroms n’étaient pas rares lors des épisodes de peste : les juifs avaient sûrement empoisonné les puits. L’instigateur était alors la puissance démoniaque. Les Juifs ghettoïsés, méprisés, accusés parfois de vouloir détruire l’Église du Christ, ne se voyaient pas encore systématiquement attribuer une volonté de domination mondiale par le paysan ou le bourgeois de l’époque. Il faudra attendre le début du XXe siècle, avec la diffusion de ce faux célèbre, les Protocoles des Sages de Sion, pour que cette idée prenne corps de forte manière.

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Au XVIIIe siècle, les Juifs rencontrent, très modestement la Franc-Maçonnerie (l’ouvrage déjà ancien de Jacob Katz reste une référence sur ce sujet : Juifs et francs-maçons en Europe 1723-1939, au Cerf en 1995, réédité aux Editions CNRS en collection Biblis). Les Constitutions d’Anderson de 1721 semblent leur laisser la porte ouverte. Rappelons ce texte fondamental : « Un Maçon est obligé de par son Titre d'obéir à la Loi Morale et s'il comprend bien l'Art, il ne sera jamais un Athée stupide ni un Libertin irréligieux. Mais bien que dans les Temps Anciens les Maçons fussent obligés dans chaque pays d'appartenir à la Religion de ce Pays ou de cette Nation, quelle qu'elle fût, il est maintenant considéré comme plus opportun de seulement les soumettre à cette Religion que tous les hommes acceptent, laissant à chacun son opinion particulière, qui consiste à être des Hommes bons et honnêtes ou Hommes d'Honneur et de Sincérité, quelles que soient les dénominations ou croyances qui puissent les distinguer ; ainsi, la Maçonnerie devient le Centre de l’Union et le Moyen de concilier une véritable Amitié parmi des Personnes qui auraient dû rester perpétuellement éloignées ».
Mais, concrètement, l’accès des Juifs à l’initiation maçonnique resta très limité. La constitution de la Grande Loge de France en 1755 faisait toujours du baptême une condition sine qua non à l’admission en loge. Mes recherches historiques m’ont conduit à étudier particulièrement les loges de la ville de Thionville, La Double Union et la Fidélité. Ces ateliers fourniront une large majorité des membres de la commission chargée de rédiger les Cahiers de doléances de la ville en 1789. Ceux-ci disposent que « D’après les lois du Duché de Luxembourg dont l’usage a été conservé à Thionville, les Juifs sont exclus de la Province. Un seul ménage avait été par tolérance établi à Thionville. On a surpris de la religion de Votre Majesté l’établissement d’un second ménage de cette nation. Les officiers municipaux ont protesté contre cet établissement et, en suppliant Sa Majesté de maintenir la ville dans ses franchises et privilèges, ils ont demandé qu’il n’y ait qu’un ménage de la nation juive à Thionville et que la permission accordée à Mayer-Lévy de s’y établir soit révoquée ». Une quinzaine d’années plus tard, la loge de la Double Union compte sur ses colonnes plusieurs initiés juifs et même, en tant qu’officier, le citoyen Mayer-Lévy !
La Révolution est passée par là avec les mesures dites d’émancipation des Juifs. Les armées de la Révolution et de l’Empire exporteront cette libéralisation au-delà des frontières françaises. Cependant, dans les territoires allemands, toutes les obédiences continuèrent durant la plus grande partie du XIXe siècle à s’opposer non seulement à l’initiation de Juifs, mais même à l’accueil en tant que visiteurs de maçons israélites initiés dans un autre pays. Les loges françaises, notamment celles de Metz, multiplièrent les adresses à leurs Frères allemands pour obtenir l’abandon de cet ostracisme. C’est encore le cas en 1869, où le Congrès des loges de l’Est du Grand Orient de France, adopte à l’initiative de Jean Macé, une telle motion…. Ce n’est qu’après l’unification de l’Empire allemand que la situation évolue enfin : ainsi, en 1872, la Grande Loge allemande Royal York à l’Amitié décide de supprimer toute entrave à l’accès des Juifs aux temples maçonniques.

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Je suis bien loin des complots, me direz-vous ! Ce développement m’a paru cependant nécessaire avant d’évoquer un classique du complotisme : le judéo-maçonnisme … qui connaîtra un franc succès tout au long du XXe siècle. La Franc-Maçonnerie avait déjà nourri bien des soupçons durant le Siècle des Lumières. Société à secrets, elle connaît notamment des condamnations répétées de la part du Vatican qui ne peut pas accepter la relative tolérance religieuse qui y règne. De plus, la Maçonnerie spéculative moderne a son origine en Angleterre, puissance protestante… son but ne serait-il pas de détruire l’Église et la Société. On peut d’ailleurs lui attribuer une complicité, au moins passive avec un mouvement dont ce but est assez clairement avoué : les Illuminaten, en français les Illuminés de Bavière. En 1776, Adam Weishaupt (1748-1830) crée cet ordre non maçonnique dont l’objet et d’« illuminer » les esprits éduqués en formant une « école de l’humanité ».

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Rappelons qu’il ne s’agit pas ici d’illuminisme, mais que ce mouvement participe aux Lumières allemandes, l’Aufklärung, et entend combattre les anti-Lumières à la racine. Il faut combattre la censure, restreindre la place des Églises dans l’ordre social et politique, dans la culture et la science. C’est « une lutte sans merci entre les forces du progrès et de l’éducation comme libération et les forces de l’obscurantisme et du fanatisme » (J’emprunte cette formule à Pierre-Yves Beaurepaire). Cela pourrait même conduire à une rupture avec l’ancien régime social et politique. Pour ce faire, l’ordre cherche à s’implanter dans tous les lieux de savoir, comme les universités, mais aussi les milieux aristocratiques éclairés. Un moyen pratique : infiltrer la Franc-Maçonnerie qui connaît en Allemagne à ce moment un important développement mais aussi des turbulences. L’ordre des Illuminaten se structure également : à chaque étape initiatique ses membres ignorent tout de l’étape suivante, et moins encore du sommet de la pyramide, un aréopage secret. Ces « supérieurs inconnus » sont évidemment de nature à susciter l’idée d’un complot.

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En 1785, une divulgation de certains documents conduit à l’interdiction de l’ordre en Bavière. Nombre de ses membres continuent cependant à correspondre entre eux, et avec les milieux intellectuels, dans les États allemands, en France, en Angleterre, un peu partout en Europe, et même dans les jeunes États-Unis d’Amérique, indépendants en 1776, la même date que celle de la création des Illuminaten ! C’est avec la Révolution française que se développe de façon structurée la théorie du complot associant les Illuminés de Bavière, les Francs-Maçons, voire les Juifs.
Les cinq tomes des Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme de l’Abbé Augustin Barruel (1741/1820) sont le plus célèbre des ouvrages diffusant ces idées. L’auteur affirme que les Illuminés associés aux Francs-Maçons auraient appliqué les idées néfastes des philosophes et inspiré le mouvement des Jacobins pour détruire la royauté, l’Église et toute la Société d’Ancien Régime.
Cette thèse alimentera toute la littérature antimaçonnique, catholique et conservatrice, jusqu’à nos jours. En France, la cible des théories complotistes restera principalement la Maçonnerie, associée assez souvent au judaïsme. La théorie la plus connue, la plus fumeuse aussi, à la fin du XIXe siècle, est celle développée par Léo Taxil (1854-1907) : la Maçonnerie s’y voit instrumentalisée par des « arrière-loges » à visée sataniste ! En revanche, l’influence des Illuminaten, des Illuminés de Bavière, n’est plus autant mise en avant … jusqu’à plus récemment.
Mais, aux États-Unis, depuis le XIXe siècle, ceux dénommés désormais Illuminati, font constamment l’objet de publications complotistes. Dans cette confédération la religion joue un rôle éminent : rappelons que les 13 Colonies initiales ont été largement fondées par des exilés européens, issus de minorités religieuses peu ou prou discriminées dans leur pays d’origine. Les défenseurs de cette tradition conservatrice sont persuadés de l’existence de complots visant à détruire l’ordre établi, en corrompant les mœurs politiques et les vertus morales, en s’inspirant de ce qui se passe en Europe et qui gangrène déjà l’Amérique latine en proie aux révolutions.

Ainsi, lorsque la France annonce offrir la statue de la liberté de Bartholdi (1834-1904), pour l’anniversaire de l’indépendance, cette liberté qui prétend éclairer le monde ne serait-elle pas coiffée d’un bonnet phrygien et ne représente-t-elle pas ce « libéralisme » honni, ce jacobinisme détesté et craint. Ce jacobinisme des Illuminati qui a inspiré une partie des fondateurs de la nation américaine, avec notamment Thomas Jefferson (1743-1826) le troisième président, trop proche des idées de la Révolution française. Ne retrouve-t-on pas leur fameuse pyramide jusque sur les billets verts ?
Les complots qui portent ainsi atteinte à l’esprit même de l’Amérique sont parfois attribués à la Maçonnerie. Mais le caractère quasi institutionnel de celle-ci aux États-Unis, comme en Angleterre, la protège des mouvements les plus agressifs. Il est alors plus commode de mettre en avant cette société beaucoup plus secrète, les fameux Illuminati, sources de tous les maux de l’Amérique. Ces théories du complot savent utiliser tous les moyens de diffusion et l’on assiste ainsi, au XXIe siècle, selon la formule de Pierre-Yves Beaurepaire, à un Illuminati 2.0… Romans, bandes dessinées, films, séries, œuvres de rap… tout est bon pour exploiter ce filon… Et dans notre monde interconnecté, tous ces éléments nous parviennent évidemment en France, et sont accueillis notamment par la jeunesse.
Et voilà pourquoi, un Illuminati siégerait aujourd’hui à l’Élysée !
Michel Seelig
25 août 2022

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