Jean-Louis Comolli, Patrick Leboutte et Marie-José Mondzain encadrent cette année l’un des deux séminaires des Etats généraux de Lussas, intitulé «Formes de lutte et lutte des formes : piège des formatages ou promesses de la forme ?», du jeudi 21 au samedi 23 août. Avant de se confronter aux 17 films qu'ils ont retenus, de Jean Rouch à Arnaud Des Pallières, nous publions de courts extraits de leurs textes de présentation. Façon de poser les jalons des débats animés à venir.
Jean-Louis Comolli, documentariste, ancien directeur des Cahiers du Cinéma
Cinéma et politique ? Nous étions quelques-uns aux lendemains de mai 68 à prétendre renverser la donne : il ne s'agissait pas de faire des « films politiques » mais de « filmer politiquement ». Cette phrase pouvait être mal comprise. Voulait-elle dire qu'il fallait filmer en « suivant » une ligne politique déterminée ? Et non pas seulement impliquer, mais appliquer une politique ?
Qu'on me permette de répondre par une citation de Guy Debord : «On ne conteste jamais réellement une organisation de l'existence sans contester toutes les formes de langage qui appartiennent à cette organisation.» La phrase vient du film Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps et le film date de 1959. Dite par Debord lui-même, elle est accompagnée d'une précision : «L'écran reste blanc». Nous qui (1), dix ans plus tard, n'étions pas partisans de l'écran blanc, loin de là, nous faisions pourtant nôtre cette question: comment combattre la domination sans recourir au langage même de la domination ?
Aujourd'hui, il devient clair que la logique destructrice du capital se traduit, du côté des images et des sons, par la destruction de toute dimension d'autonomie chez le spectateur. Pris par la main, je suis sommé de suivre le commentaire magistral tel que les mots du journaliste (du « guide ») vident les images de tout mystère et de toute grâce.
(1) - Nous : autour des Cahiers du cinéma, de Cinéthique, avec Jean-Luc Godard et le Groupe Dziga Vertov.
Patrick Leboutte, critique, ancien rédacteur en chef de L'image Le monde
Tout au long des années soixante, le cinéma direct a libéré la parole, enregistrant conjointement les images et les sons sans forcément les monter ensemble, filmant les êtres et ce qu'ils avaient à nous dire personnellement, créant un formidable appel d'air. Dans le documentaire, il enterra la dictature du commentaire venu d'en haut, de ces voix expertes parlant toujours à la place des autres, jusqu'alors trop souvent assénées comme en chaire et désormais tenues de céder leur place à la multitude des corps filmés s'exprimant librement, sur leurs lieux de travail ou d'existence. Ce fut alors une incroyable envolée d'accents, d'intonations, de parlures, comme autant de lâchers de ballons épuisant le discours des maîtres sous la polyphonie des humbles et des êtres ordinaires. Et sans doute ne s'agissait-il pas d'un hasard si ce nouveau chant du monde nous venait d'abord de l'Afrique (Jean Rouch), du Québec (Pierre Perrault) ou de la classe ouvrière (le cinéma des groupes Medvedkine), pays réels ou genre humain assourdis par la langue des puissants - coloniaux, voisins anglophones ou patrons - où l'on fut longtemps prié de se taire. Pour ces cinéastes comme pour Fernand Deligny, leur contemporain, le geste documentaire avait alors la portée d'une utopie sociale, offrant de pouvoir se dire à ceux qu'on n'entend pas ou «d'écrire l'histoire de ceux qui n'écrivent pas».
Marie-José Mondzain, philosophe
Le texte emblématique de Guy Debord indique une forte direction critique : celle d'une mobilisation des gestes et de la pensée quand il s'agit non seulement de résister à l'emprise d'une domination économique et politique mais aussi de forger les armes d'une émancipation de tous ceux qui sont privés de pouvoir et de parole. (...)
À Lussas, nous tenterons de nous ressaisir des ressources de cette critique qui, elle, date déjà d'un demi-siècle, afin d'en comprendre les usages possibles et les limites pour nous aujourd'hui. Dans quelle mesure les industries de l'image, et plus particulièrement le cinéma, peuvent-ils constituer le terrain même d'une résistance et d'un combat ? Dans quelles conditions matérielles et avec quelles exigences formelles ?