A l’étage, un couple de touristes allemands à la retraite, assis au premier rang pour mieux profiter du paysage, énonce à haute voix son programme de la journée.« On pourrait descendre à la place Wittenberg et faire un tour au KaDeWe ».
KaDeWe. Derrière ces initiales quasi-hiéroglyphiques se cache un des symboles de la capitale berlinoise. De son vrai nom Kaufhaus des Westens (Grand Bazar de l’Ouest), le bâtiment à la façade néoclassique est en fait le deuxième plus grand magasin d’Europe, juste derrière le Londonien Harrods. Traditionnel point de rencontre des veuves de Wilmersdorf, qui viennent prendre le thé dans le jardin d’hiver situé au dernier étage, avec vue sur le quartier depuis la coupole en verre, le KaDeWe, avec ses 60.000 mètres carrés qui accueillent quotidiennement près de 50.000 visiteurs, est le troisième endroit le plus visité de la ville. Seuls le Bundestag et la porte de Brandebourg attirent plus de touristes.Le hall d’entrée est à mi-chemin entre la réception d’un hôtel de luxe et une galerie d’art. On y trouve un plan détaillé du magasin, édité dans une vingtaine de langues et les prix sont fidèles à la réputation de l’endroit, celle du luxe abordable. Le petit polo manches courtes Tommy Hilfiger, soldé et présenté en tête de gondole, se vend ainsi « seulement » 49,90 euros au lieu de 60.
Pour la graphiste Claudia Sikora, 42 ans et Berlinoise de naissance, le KaDeWe a longtemps représenté « un grand magasin cher où les gens riches venaient faire leurs courses ». Mais avec le temps, cette fascination est passée. « Quand j’ai grandi, j’ai été déçue de voir qu’en fait, ce n’était rien d’autre qu’un grand magasin où on trouvait des choses somme toute très banales ». Pourtant, comme la plupart des Berlinois, Claudia reconnait que le KaDeWe est un haut symbole de la ville. Un des atouts du magasin réside dans son assortiment gastronomique, à l’avant-dernier étage : « le palais des gourmets ». De micro-boutiques y proposent des produits du monde entier.
Véronique Ramadi, une Française de 31 ans, installée depuis dix ans à Berlin est ainsi venue pour la première fois au KaDeWe, quand dans un moment de nostalgie gustative, elle cherchait une « cervelle de Canut », fromage typique de sa région lyonnaise d’origine. « J’avais déjà entendu parler du KaDeWe pendant mon cours d’allemand au lycée. Malheureusement, quand j’ai vu les prix, j’ai pris mes jambes à mon cou », plaisante la jeune femme.
A d’autres étages, comme aux rayons des tissus ou haute technologie, les clients ne font guère légion et à certains comptoirs, on tend même à se tourner les pouces. Difficile de dire combien parmi les badauds mi-amusés mi-fascinés passeront vraiment en caisse. La taille du sac en plastique de ceux qui ont déjà fait leurs achats est souvent réduite. Même dans le temple de l’achat berlinois, la crise laisse des traces. Depuis quelques semaines, l’avenir du plus grand magasin de l’Europe continentale s’est gravement assombri.
Le 9 juin dernier, la Bourse de Francfort a vacillé, après que le cours de l’action Arcandor, maison mère du KaDeWe, ait perdu 48,1% pour tomber à 0,55 euros. A la mi-journée, le groupe avait annoncé le dépôt d’une procédure en redressement judiciaire pour faillite. Très vite, des bruits ont circulé sur les possibles intentions de rachat par des concurrents. Le groupe Arcandor se structure en trois pôles : le commerce de détail avec sa filiale Karstadt –dont le KaDeWe fait partie- la vente par correspondance avec Primondo et le tourisme avec Thomas Cook, qui a lui seul affiche environ 60% du chiffre d’affaires total du groupe. Le groupe Metro et sa filiale de grands magasins Kaufhof seraient ainsi intéressés par le rachat d’une grande partie de Karstadt ainsi que du KaDeWe. Le groupe français Le Printemps a aussi fait savoir ses vues sur le grand magasin.
Malgré les déclarations de la chancelière allemande Angela Merkel, qui souhaite une procédure rapide afin de statuer dans les plus brefs délais sur le sort des 43.000 employés du groupe, Arcandor pourrait peut-être échapper au démantèlement. Le 13 juin, son porte-parole Gerd Koslowski annonçait qu’un crédit allait être étudié par le ministère de l’économie. Dans l’opposition, l’annonce de la faillite avait fait des vagues. De nombreux ministres socio-démocrates, comme le ministre des affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, ont ouvertement critiqué le ministre de l’économie Karl-Theodor Freiherr zu Guttenberg pour ne pas avoir tenté de sauver le groupe. Le responsable syndical de la DGB, Michael Sommer, a lui aussi appelé le gouvernement allemand à soutenir Arcandor.
Selon un article paru récemment dans le Financial Times Deutschland, la filiale Karstadt, qui avait enregistré des pertes de 272 millions d’euros l’an passé, semble malgré tout mieux s’en sortir cette année, puisqu’elle affiche depuis mars un profit de 7 millions d’euros. L’existence du KaDeWe ne serait pas en péril, comme cela pourra être le cas d’autres magasins de la filière Karstadt. Mais la gérante, Usrula Vierkötter, insiste sur le fait que le magasin devra subir un plan social, avec la suppression de 100 à 150 postes.
A l’image de Berlin, le KaDeWe a un passé à l’histoire parfois tortueuse. Ouvert en 1905 par le commerçant d’origine juive, Adolf Jandorf, qui ouvrit en même temps cinq autres grands magasins dans la ville, le magasin fut victime de graves problèmes financiers au lendemain de la crise économique de 1929. En 1933, un gérant « aryen » est imposé à l’entreprise comme condition pour l’obtention d’un crédit auprès de la banque d’Etat Dresdner Bank. Les trois gérants juifs du moment se verront leurs passeports confisqués, notamment pour les empêcher de quitter le territoire. En 1943, un avion de chasse de l’armée américaine s’écrase sur le toit du magasin, provoquant un grand incendie qui détruira en grande partie le bâtiment. Celui-ci ne rouvrira ses portes qu’en 1950 et ne se remettra jamais complètement de cet incident au cours duquel toutes ses archives seront détruites.
Barbara Driesen, 40 ans et rédactrice depuis six ans à Berlin, connaissait l’existence du KaDeWe bien avant de déménager dans la capitale. « J’ai entendu parler du KaDeWe dès le début des années 80, quand j’habitais encore à Fribourg. Mais j’étais plus impressionnée par des noms comme Harrods ou Les Galeries Lafayette ». La chute du Mur a provoqué au départ un regain d’intérêt pour le KaDeWe, en particulier chez les habitants des quartiers situés auparavant à Berlin-Est qui en novembre 1989 le prirent littéralement d’assaut. Mais l’apparition de nombreux centres commerciaux, notamment les Arcades de la Potsdamer Platz, font immanquablement de l’ombre à l’aura du grand magasin.
Pour la Française Véronique, le KaDeWe est avant tout un symbole pour les générations berlinoises qui ont grandi avant la réunification. « Aujourd’hui, il y a tellement d’autres magasins que le KaDeWe n’est qu’un parmi tant d’autres pour les générations actuelles ». Pour la Berlinoise Claudia, les années de gloire du KaDeWe appartiennent au passé. Au lointain passé même. « Le KaDeWe symbolise avant tout le brillant du Berlin des années 1920 dont on parle tant. Mais, je crois que l’ambiance qu’il pouvait y avoir à l’époque n’existe plus depuis longtemps ». Barbara avoue qu’elle ne regretterait pas forcément le magasin : « S’il disparaissait, ce serait simplement un symbole de la crise actuelle et la fin d’une époque ».
Selon un sondage publié récemment dans le quotidien Die Welt, 57% des Allemands déclarent faire volontiers leurs achats dans des grands magasins et 61% craignent la fermeture de ces magasins. Même s’il semble quelque peu passé de mode, le KaDeWe a peut-être encore quelques beaux jours devant lui. Touristes et passants pourront donc s’amuser encore quelques temps de ses vitrines extravagantes qui, somme toute, donnent un peu de couleurs et de fantaisie à cette large rue commerçante et un peu morne de Berlin-Ouest.