Il est des endroits dont on ne part jamais. Au risque de tomber dans un discours intimiste digne des tirades les plus kitsch, je cède cependant. La tentation est trop forte… depuis plusieurs semaines déjà, cela grondait, depuis plusieurs jours, on ne parlait presque plus que de ça, et aujourd’hui... Je m’étais pourtant promis de faire comme si de rien n’était, vaquant à mes fades occupations quotidiennes, poursuivant ce morne train-train, sans elle…
D’elle, on a du mal à dire qu’elle soit belle, alors on préfère dire qu’elle est différente. D’ailleurs, elle aussi se plait à renier son appartenance nationale et se dire autre. Elle est en retard. Elle attend des rames de métro qui ne passent pas, leurs roues sont trop vieilles, non conformes. Elle est schlampig (bordélique !) et on dit d’elle qu’elle a une sacrée Schnauze (gueule !). Elle aime mélanger sa bière avec des liquides vert et rouge. Elle est aimée des Français (chose rare !). Elle est sombre comme son histoire, et illuminée comme certaines époques de son passé. Elle a rénové son cœur en espérant y danser à nouveau le Charleston, comme dans ses moments de gloire. Mais ce cœur rapiécé est austère, sa chaleur est ailleurs. Chez elle, on ne travaille pas, mais on n’est pas chômeur non plus. Car avec elle, on monte des projets. Auprès d’elle, on se moque des codes vestimentaires qui, ailleurs, nous cernent de toutes parts. Ou du moins, on se plait à y croire. Elle est musicale. Elle est jazz. Elle est électrique. Elle est électronique. Elle n’a pas de religion. Elle est d’extrême-gauche au centre et vers la droite du bas, d’extrême-droite dans la droite du haut, franchement turque au milieu, un peu kurde et arabe aussi, carrément russe vers son épaule droite, vietnamienne et cubaine par endroits… Alors elle aime se dire plurielle. Elle n’est pas chère et elle est mal payée. Alors, elle est pauvre. Mais sait rester sexy. Et puis, elle est homosexuelle et c’est bien comme ça !
Je fais partie des pauvres ères qui par un jour de folie, d’illumination soudaine, de délire éveillé, l’ont quittée. Depuis, combien de choses, de personnes, de moments ne m’ont ramenée jusqu’à elle… Tous les chemins ne mènent pas à Rome, non. Ils mènent ailleurs, vers elle. Froide, brisée, le corps jalonné de brûlures, plus ou moins cicatrisées. Elle qui accompagne les âmes en peine, les êtres en souffrance, les amours déchirées. Elle aussi, partenaire de tous les possibles, de tous les renouveaux. Morte, mort-vivante, ressuscitée.
Six lettres et quelques dizaines d’euros pour un vol EasyJet au départ de Mulhouse, Paris ou Nice. Et tellement d’autres choses encore…