«Ces dernières années se déroule en France une véritable offensive des partisans du recours aux personnels privés pour des questions de sécurité jusqu’ici dévolues aux militaires. Le fait nouveau repose sur le soutien de certains élus de la République à une question qui jusqu’ici faisait quasiment l’unanimité contre elle.» Par Édouard Sill, historien.
Ces dernières années se déroule en France une véritable offensive des partisans du recours aux personnels privés pour des questions de sécurité jusqu’ici dévolues aux militaires. Cette tendance s’appuie sur un amalgame savamment entretenu entre la question de la sécurité privée des biens et des personnes, et les missions de sécurité publique ou les opérations militaires extérieures. Profitant de la volonté politique d’externaliser une partie des activités non-opérationnelles de la défense pour des raisons d’économie budgétaire, certains souhaiteraient que la Défense, comme les entreprises privées, puissent passer contrat avec des sociétés à vocation paramilitaire, pour la logistique militaire comme la protection militarisée. Le fait nouveau repose sur le soutien de certains élus de la République à une question qui jusqu’ici faisait quasiment l’unanimité contre elle.
Le rapport d’information du 14 février 2012 présenté par les députés Chrsitian Ménard (UMP) et Jean-Claude Viollet (PS), au nom de la Commission de la Défense nationale et des forces armées, sur les Sociétés militaires privées (SMP), est un parfait exemple de l’ambition actuelle de faire évoluer la loi et les mentalités. Présenté comme un «rapport d’information bi-partisan», il s’agit en fait d’un plaidoyer pro domo pour l’abrogation de la législation française interdisant le mercenariat au profit d’une nouvelle réglementation, plus flexible. Celle-ci préciserait les contours de la profession de soldat privé et des entreprises les employant. L’ambition de ce futur projet de loi est très claire: profiter du débat sur la sécurité des navires face à la piraterie maritime pour glisser l’idée du recours aux sociétés militaires privées de manière générale. C’est précisément sous ce même prétexte que d’autres pays, comme l’Espagne en 2009, se sont débarrassés de leur législation réprimant le mercenariat (1).
Supprimé par la Révolution
L’argument éculé des promoteurs du recours au mercenariat consiste à dire qu’il s’agit d’un phénomène récurrent dans l’histoire et une activité somme toute classique dans les sociétés humaines. L’introduction des marchands dans l’approvisionnement des armées n’est certes pas chose nouvelle : les publicains romains de l’Antiquité bâtirent des fortunes colossales sur la livraison d’équipements aux légions romaines. Les condottieres de la Renaissance ou du Saint Empire rappellent également que la guerre peut être le fait d’agents privés. C’est oublier un peu vite leurs dévastations, comme durant la guerre de Trente Ans, ou leur propension naturelle à changer de camp, comme les Suisses de François Ier à Pavie. Depuis Machiavel, l’État moderne les a toujours considérés comme nuisibles et s’est attaché à se débarrasser des ingérences des marchands dans la conduite des guerres et le soutien des armées. La Révolution française, suivant en cela des réformes initiées à la fin de l’Ancien Régime, supprima le mercenariat, et la Convention jeta hors des armées de la Nation les entrepreneurs privés. Durant le violent XXe siècle, les entreprises à vocation militaire ont été en Europe fortement encadrées et éloignées de toute possibilité de s’immiscer dans les affaires militaires. Ne demeurèrent que les entreprises d’armements, quand celles-ci n’étaient pas purement et simplement nationalisées, comme sous le Front populaire, afin de ne jamais oublier que leurs prérogatives spéciales envers les besoins de l’État en faisaient des industries soumises lorsque les besoins de la Nation l’imposaient.
Dernière torsion de l’histoire à des fins très contemporaines: les corsaires. Engagés sous contrat par l’État pour mettre à mal les flottes des nations rivales sous l’Ancien Régime jusqu’au Premier Empire, les corsaires sont présentés par les rapporteurs comme l’incarnation française du «bon» mercenaire. Profitant de l’image très positive dans l’opinion des Jean Bart et autres Surcouf, pourquoi donc ne pas faire de nouveau appel à leurs services, cette fois pour protéger les navires français des attaques de pirates somaliens. On pourrait objecter que la guerre de course était menée contre le commerce, une «petite guerre» asymétrique sur mer destinée à faire des prises (biens et otages), et non à lutter contre la piraterie. L’enjeu du débat actuel est d’ordre sémantique: si le mercenaire affole, il faut l’habiller de neuf. La plupart des sociétés privées à vocation paramilitaire l’ont comprise et cherchent désormais à se distinguer des «affreux» de triste mémoire. Exit donc le mercenaire et les trop explicites Sociétés militaires privées (SMP), voici les Entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD). Pour rhabiller le mercenaire, il faut deux astuces: l’affubler aux couleurs nationales et le labéliser éthique.
«Fidélité à la France»
Pour les auteurs du rapport d’information de février 2012, la solution est simple. Il faudrait imposer le principe d’une exception culturelle française qui reposerait sur une triple base: un code de déontologie, une certification aux normes ISO et NF et, bizarrement, une preuve «de fidélité à la France». Ainsi, le fait que ces entreprises privées à vocation paramilitaire «soient françaises laisse supposer un meilleur respect des informations les plus sensibles». Les déboires des externalisations militaires opérées par d’autres pays devraient au contraire nuancer fortement cette croyance en un patriotisme du marché. L’exemple récent de l’Espagne démontre que si la «préférence nationale» dans le recours aux SMP est souvent avancée, elle est difficilement praticable dans les faits. Il s’agit d’un argument en tiroir: d’un côté, on autoriserait les entreprises françaises clientes à recruter des gardes armés, de l’autre, on permettrait aux futures SMP françaises d'offrir leurs prestations. La raison économique joue enfin contre cette «préférence nationale». La logique du moindre coût et la sous-traitance du recrutement, phénomène bien connu des entreprises de sécurité et de gardiennage, font que l’on trouve toujours moins cher. Les spécialistes des armées occidentales (formés aux frais du contribuable) démarchés ou débauchés par les SMP sont très onéreux.
En attendant d’hypothétiques labels nationaux qui n’existent nulle part, les entreprises de sécurité s’organisent de leur côté. Dix-sept États, dont la France, ont ratifié à Montreux le 17 septembre 2008 un protocole flou sur le bon emploi des entreprises privées à vocation paramilitaire, à titre purement indicatif. S’il s’agit d’un premier reniement des engagements internationaux contre le mercenariat, il n’est cependant en rien satisfaisant pour les entreprises concernées, qui préférèrent se réunir elles-mêmes à Genève en novembre 2010 pour définir un Code de conduite International sur mesure, véritable opération d’auto-certification. Il en va exactement de même pour les diverses professions de foi des armateurs destinées à convaincre de leurs bonnes intentions en matière de recours au paramilitaire; une sorte de «fair trade» du mercenaire. Mais un label commercial n’a pas force de loi.
Un « relatif silence du droit français » bien contraignant
Évidemment, contester la légitimité de la Loi n° 2003-340 du 14 avril 2003 relative à la répression de l’activité de mercenaire n’est pas une mince affaire pour deux élus de la République. Puisque l’objet du rapport est de la pulvériser, il s’agit d’abord de lui rendre hommage en rappelant qu’elle «a donné un message fort à la communauté internationale dont il faut se réjouir». Une fois la messe dite, il devient possible de la dénoncer puisque «sa force semble avoir entravé tout au long de la décennie 2000 le débat sur les sociétés privées proposant des services intéressant la défense, au point qu’il subsiste encore quelque suspicion à leur encontre. [Le contexte irakien] a certainement nui au développement d’un secteur de services de sécurité et de défense d’envergure internationale». Enterrer la loi de 2003 n’est pas aisé puisque, étonnamment, elle est appuyée par plusieurs textes internationaux dont l'article 47 du premier protocole additionnel aux Conventions de Genève, relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux du 8 juin 1977 et la Convention pour l'élimination du mercenariat en Afrique du 3 juillet 1977 qui décrivent et condamnent l’activité mercenaire, de même que la Convention internationale de l’Assemblée générale des Nations-Unies du 4 décembre 1989. Mais les circonvolutions européennes en la matière donnent de l’espoir aux législateurs jouant à l’apprenti sorcier comme aux marchands de violence eux-mêmes. En effet, la Commission européenne a adopté en mars 2010 une recommandation relative aux mesures de protection contre les actes de piraterie contre les navires, précisant que les armateurs étaient libres de recruter des gardes privés, tout en précisant courageusement qu’elle ne recommandait pas leur armement (2)... Cette interprétation du droit international est à l’avenant : liberté de recourir à un mercenariat déontologique pour les pays riches mais refus de voir des mercenaires (souvent les mêmes) dans les pays pauvres.
Conquête des marchés
En France comme ailleurs, l’activité principale des entreprises privées est d’abord de distiller la peur en expliquant en quoi les marins sont exposés et ont besoin d’eux. Elles bénéficient de relais zélés qui ont inventé le concept tordu «d’insécurité maritime», comme si la mer elle-même était sans risque. La propagande pour le recours aux SMP vise aussi à se créer un marché et à conforter une série d'intermédiaires, à destination de ceux qui peuvent payer et dont les sociétés privées de sécurité sont les seules bénéficiaires. Les auteurs du rapport de février 2012 ont d’ailleurs le mérite de l’honnêteté lorsqu’ils rappellent qu’à travers une déréglementation, c’est la question de la conquête de marchés qui est visée, et non la sécurité des marins. La sécurisation des flux et des activités maritimes est une préoccupation quotidienne de l’Organisation Maritime Internationale (IMO), par la mise en place des standards de sécurité ISPS (3)et de recommandations aux armateurs. De plus, elle insiste fortement sur la dangerosité supplémentaire et l’escalade de la violence engendrées par la généralisation d’une telle solution. Mais les standards de sécurité classiques n’offrent que des possibilités minimes de profits aux sociétés privées.
La raison première invoquée par les armateurs pour le recours aux gardes armés est, de façon surprenante, de nature économique. En effet, les conseils de sécurité consistent à faire traverser les zones dangereuses à pleine vitesse, signifiant une surconsommation de carburant, à laquelle viennent s’ajouter les primes de risques versées aux équipages. Les Équipes de Protection Embarquées (EPE) composée de fusiliers marins de divers États, dont la France, coûtent cher. Une libéralisation permettrait de faire baisser les coûts. La déréglementation de la violence privée est avant tout une histoire de moindre coût pour les armateurs et les assureurs. Enfin, l’argument présent dans le rapport de février 2012 de la délocalisation forcée de certaines entreprises françaises de sécurité est un comble d’hypocrisie. Si ces entreprises s’installent à l’étranger c’est pour pouvoir recruter du personnel à bas coût, et bénéficier d’un pavillon de complaisance et d’une législation très souple. Il sera toujours plus intéressant d’être inscrit aux Seychelles ou aux Bahamas qu’à Boulogne-sur-Mer. C’est à ces pays hors-la-loi de faire évoluer leur législation, non à l’Europe de s’y adapter. D’autre part, la «fuite des compétences» se fera toujours au profit du mieux offrant, c’est aussi cela la loi naturelle du mercenariat.
La piraterie, un problème circonstanciel
Le développement de la piraterie n’est pas inéluctable. Le détroit de Malacca n'est plus considéré comme une zone dangereuse depuis 2006. Avec la présence des flottes militaires (dont la task force européenne Atalanta), le taux de réussite des attaques pirates est passé de 1 pour 4 en 2010 à 1 pour 14 en 2011. Et ces chiffres indiquent les incidents, c'est-à-dire autant les suspicions d’attaques que les abordages. Dans des eaux territoriales somaliennes ou béninoises, il ne s’agirait pas de faire la police à la place de l’État concerné, mais de lui en donner les moyens. La France s’est récemment engagée à former des gardes côtes somaliens et l’Europe soutient la mission de l’Union africaine en Somalie à travers EUTM, un des projets de la Loi de Programmation Militaire (PLM) 2012. En admettant qu’il faille effectivement protéger absolument les navires français qui croisent dans des eaux dangereuses, en considérant qu’il s’agit de la protection de citoyens français ou d’intérêts français, pourquoi faudrait-il le maintien d’une flotte militaire française si finalement de simples quidams, plus ou moins formés, peuvent faire l’affaire à bord d’un vieux remorqueur customisé ?
A travers l’exemple actuel de la lutte contre la piraterie, ce que veulent les auteurs du rapport d‘information sur les Sociétés Militaires Privées, c’est que les futures SMP françaises puissent concurrencer librement leurs homologues anglo-saxonnes en Lybie. Ni ONG, ni personnalité issue des pays victimes des prédations relatives à l’emploi des SMP n’ont été rencontrées par les deux députés. Le fait peut paraître étonnant puisque les rapporteurs relèvent eux-mêmes ingénument que les gouvernements irakien et afghan veulent se débarrasser de la présence de ces entreprises sur leur territoire, qu’elles soient anglo-saxonnes ou françaises. Au-delà du fait de vouloir aller faire chez les autres ce que l’on ne ferait pas chez soi, ce qui est sous-jacent à ce futur projet de loi c’est d’envisager les délégations d’externalisations de la défense comme une machine à profit. A l’heure où la police anglaise des Midlands va être externalisée au Royaume-Uni, il serait urgent de déterminer qui est le réel bénéficiaire de cette vente à la coupe des prérogatives d’État : la sécurité ou le marché.
(1) Pour plus de détails sur cette question, lire La protection militarisée de la pêche industrielle thonière au large des côtes somaliennes : une boîte de pandore ? in Mouvements, 21 octobre 2010 et Le Monde Diplomatique d’octobre 2011.
(2) JORF n° L067 du 17 mars 2010.
(3) International Ship and Port Security, dispositif imposé par les Etats-Unis à la suite des attentats de 2001.