Alex Mahoudeau, doctorant en science politique en Angleterre et Alexis Ghosn, chargé de projets et d’études dans une association locale à Beyrouth (Liban) considèrent dangereux et insultant de renvoyer les Levantins au statut de figurants de leur propre histoire. « Les cartes postales ont pour particularité d’effacer la complexité des paysages : les lieux qu’elles décrivent sont réduits à une série de clichés, généralement culturalistes. »
La prise de l’antique Cité de Palmyre par les troupes de l’organisation « Etat islamique » (OEI) a provoqué ces derniers jours un sursaut choqué de la part d’un certain nombre de médias européens et nord-américains. La crainte de voir, sur fond de massacres de la population civile de la région, le groupe porter atteinte une nouvelle fois à un site classé au patrimoine mondial de l’humanité a poussé certains à déclarer, à travers leur expérience du lieu, l’immortalité de la ville et à dénoncer le crime que constituerait sa destruction. Comme on construirait de maigres barrages de pierres et de feuilles séchées face à un raz-de-marée, les témoignages se sont accumulés. Le journal Libération appelait ainsi, ce 27 mai, ses lecteurs à lui envoyer leurs photos des ruines, accompagnées de leurs témoignages, proclamant « Palmyre n’est pas mort ».
Nombreux sont ceux qui se sont interrogés avec justesse sur la signification de cet outrage international, quelques semaines après la chute du camp de Yarmouk dans une indifférence relativement généralisée, face à un manque d’intérêt pour les victimes civiles de la prise de la ville, et dans le contexte d’une réduction des victimes syriennes du conflit à des séries de statistiques dépersonnalisées. Un autre élément provoque le malaise face à ce qu’il convient d’appeler un déversement de bons sentiments issus de souvenirs touristiques sur Palmyre : celui d’un ethnocentrisme et d’un orientalisme généralisés quand il s’agit du Proche et Moyen-Orient. Ces démarches n’ont, en soi, rien de choquant ou de scandaleux : le site de Palmyre constitue en effet un site archéologique et touristique majeur, visité avant la guerre par quelque 150 000 personnes par an d’après la RTBF. Par ailleurs, son inclusion au patrimoine mondial, puis au patrimoine mondial en péril, par l’UNESCO, inscrit par ailleurs le site à une échelle globale, celui des biens communs valorisés non pas en vertu uniquement de leur importance locale, mais en tant qu’ils revêtent un caractère particulier et valorisant pour l’ensemble de l’humanité. Cependant, ces témoignages ont également un autre effet : celui de situer Palmyre et, par extension, l’histoire du Proche et Moyen-Orient dans son ensemble, comme relevant avant tout du cadre de perceptions « occidentales ».
Les risques d’un orientalisme bon teint
Dans un ouvrage devenu un classique depuis sa publication en 1978, « L’orientalisme » (1), le spécialiste de la littérature Edward Saïd décrivait une construction artistique et intellectuelle de « l’Orient », à travers un regard essentiellement « occidental », comme un espace mythifié et romanticisé, échappant à la raison proprement « occidentale » tout en la laissant s’admirer par effet de contraste. L’un des genres les plus marquants de l’orientalisme décrit par Saïd était celui du « voyage en Orient », personnifié par celui de François de Chateaubriand : « L’Itinéraire de Paris à Jérusalem, et de Jérusalem à Paris (1810 – 1811) » de Chateaubriand fait la chronique d’un voyage entrepris en 1805 – 1806, après qu’il a voyagé en Amérique du Nord. Ses plusieurs centaines de pages témoignent de ce dont l’auteur admet : « Je parle éternellement de moi » à un point tel que Stendhal, auteur pratiquant peu l’auto-abnégation lui-même, trouva la cause de l’échec de Chateaubriand comme voyageur savant dans son « égoïsme puant ». Il amenait un lourd bagage d’objectifs personnels et de suppositions en Orient, l’y déchargea, et entreprit par la suite de pousser les gens, les lieux, les idées en Orient comme des pions, comme si rien ne pouvait résister à son impérieuse imagination. Chateaubriand vint en Orient comme une figure construite, pas un soi réel » (p. 171, traduction libre). Pour Saïd, le danger du récit de voyage est la façon dont il transfigure l’expérience des lieux, en en faisant le contexte d’une « découverte de soi » de la part du sujet « Occidental », davantage qu’un espace disposant de son histoire et de son sens propre : l’Orient n’existe jamais « en soi » dans le récit de voyage, mais toujours en tant qu’élément relevant presque de l’intériorité de la conscience du voyageur. Saïd nous met en garde contre cette confusion facile, propre d’après lui à l’orientalisme, entre connaissance et dépersonnalisation.
Or, c’est bien de cela que relève la multitude de témoignages, rédigés par des « Occidentaux » qui a envahi nos journaux ces derniers jours. Libération met ainsi en avant un témoignage édifiant : « Un lecteur se souvient de ce sentiment d'être « aux origines de notre civilisation ». Seul, « il n'y avait que [lui], dans l'Histoire » ». Un autre, dans le même article, exprime un sentiment similaire : « Expérience inouïe que cet incroyable silence, il n’y avait personne alentour. (...) Un peu plus haut sur une butte, il y avait un ancien fort, très imposant. C’est une vibration très particulière que de se trouver dans pareil endroit, d’imaginer la vie de cette cité et l’attente artistique et l’élégance qui rayonnaient en ce lieu à l’époque ». Sur Mediapart, un internaute, moins lyrique, amorce également sa dénonciation des « iconoclastes » en ces termes : « Le site de Palmyre que l'on découvre après deux ou trois heures de traversée du désert en autocar (on croise à un moment une bifurcation avec une pancarte indiquant "Bagdad café" !) est un véritable éblouissement »…
La liste pourrait continuer ainsi longuement, si le propos de cette chronique était de dresser un pilori auquel il deviendrait possible de clouer les « mauvais touristes » afin de les arroser de confortables tomates dénonciatrices : « Voici les orientalistes ! ». Plus que ces quelques cas anecdotiques, c’est cependant la portée de l’outrage qu’il nous convient d’analyser : « Toute destruction de Palmyre serait une énorme perte pour l’humanité », a déclaré le 21 mai la directrice de l’Unesco. La phrase est lourde de sens, alors que la menace envers les ruines est chaque jour plus sensible, mais encore conviendrait-il de savoir de quelle perte, et de quelle humanité. En effet ce que le genre du témoignage révèle, c’est une certaine façon de construire les lieux et leurs mémoires : ce que le témoignage dit entre les lignes, c’est que, si Palmyre est perdue, elle le sera d’abord et avant tout pour « nous ». Que ce « nous » soit le « nous » englobant de « l’humanité », ou le « nous » restrictif des touristes, il n’en reste pas moins excluant pour une partie de la mémoire du site : sa mémoire proprement syrienne, qui demeure, depuis dix jours, non dite, ou peu entendue.
Mémoires multiples
Comprendre le sens et la mémoire d’un lieu n’est en jamais quelque chose de simple. Un lieu est l’objet de discours multiples, plus ou moins consensuels, tenus par l’ensemble de ceux qui l’ont pratiqué. Parce que chaque expérience du lieu est une expérience à la fois subjective, soumise à la sensibilité, au goût et à la mémoire de la personne individuelle, et sociale, liée à la mémoire et aux représentations collectives, aux narrations différenciées du lieu dans les divers groupes faisant sens pour les individus (groupes politiques, religieux, nationaux, ethniques, etc.), il n’est jamais possible de fixer une mémoire unique ou consensuelle d’un lieu. Palmyre n’échappe pas à cette règle : si les ruines sont l’objet d’un discours internationalisé, à la fois touristique et culturel, Palmyre porte d’autres sens, nombreux, que ce discours peine à rendre.
Si les témoignages de touristes rendent par exemple parfaitement compte du registre de « l’Orient mystérieux et mystique » dans lequel « l’Occidental » est invité à « se découvrir », Palmyre peut en fait être lue d’une façon complètement inverse, comme un jalon ancrant le centre de la Syrie, et par extension le Proche-Orient en général, comme faisant partie d’un espace méditerranéen, et, pourrait-on ajouter avec provocation, « occidental » lui-même : relevant de l’histoire biblique aussi bien que de l’histoire grecque, le nom même de Palmyre vient du latin, empire avec lequel Palmyre fut en guerre avant d’en devenir un allié face aux « Orientaux » de l’époque, l’Empire Sassanide montant. Palmyre doit également être pensée comme inscrite dans un réseau de ruines dessinant cette histoire « occidentale » de la région, notamment à travers un héritage grec et romain (notamment au Liban le temple d’Apollon de Baalbak et les ruines romaines de Tyr) et un héritage Croisé (dont le moindre n’est pas le Crack des Chevaliers, situé au Nord-Ouest de la Syrie, proche de la ville de Homs et de la vallée de l’Oronte).
Palmyre inscrit également, dans une Syrie dont les troubles sont souvent trop rapidement réduits à une division communautaire et ethnique qui n’a pourtant rien de « naturel », pas plus que de spontané, une mémoire nationale syrienne par la référence à un passé consensuel. Symbole d’une Syrie dont l’identité ne serait pas attachée à une confession, un parti ou un groupe ethnique, Palmyre fait partie d’un patrimoine syrien relativement pacifié auquel il est possible pour tous les groupes de faire référence, une sorte de « jalon d’accord possible ». Un autre site similaire, la Grande Mosquée des Omeyyades, peut être évoqué, étant un lieu saint à la fois pour les deux confessions majeures de l’islam et pour les pratiquants du christianisme. L’héritage des grandes civilisations islamiques de la région, omeyyade, abbasside, seldjoukide, ayyoubide, mamelouke puis ottomane, apparaît effectivement davantage comme un véritable « bien commun » de l’histoire de cette région que comme un élément de division. Inscrite également dans ce patrimoine, Palmyre évoque également une mémoire nationale, potentiellement nationaliste, dans un pays en guerre (in)civile.
Mais les ruines de Palmyre sont également situées dans la ville de Palmyre, et à proximité d’une autre mémoire mobilisable, celle de la prisonde Palmyre, officiellement fermée entre 2001 et 2011 et considérée comme un symbole de la dureté du régime baathiste. Le nom arabe de Palmyre, Tadmûr, est ainsi également synonyme d’une répression brutale et sanguinaire, de torture et de l’arbitraire imposé par le régime à la population. La réouverture de la prison à l’occasion du début de la guerre syrienne et sa destruction par l’OEI le 30 mai 2015 (2), fait de la ville un symbole aussi bien qu’une position stratégique. Il n’est pas sûr qu’une bonne partie de la population syrienne n’ait pas à ce titre un double rapport à la ville, à travers les ruines aussi bien que le spectre de la brutalité du régime contenu dans le même nom. Quoiqu’il en soit, cet aspect politique de la mémoire de la ville, présent également dans sa mémoire nationale, est bien vite expurgé des discours touristiques pour ne laisser place qu’à une expérience personnelle d’étranger seul face à la beauté du désert et venant « se prosterner devant l’histoire » (mais laquelle ?).
« Notre » mémoire, « notre » histoire ?
Les cartes postales ont pour particularité d’effacer la complexité des paysages : les lieux qu’elles décrivent sont réduits à une série de clichés, généralement culturalistes. Il n’en ressort qu’un discours univoque, simpliste, ne faisant état que de l’expérience du voyageur, passant sous silence celui du local, réduit à un rôle de figurant ou d’objet d’émerveillement exotique. Il en va de même du témoignage de touriste concernant Palmyre : en imposant une mémoire touristique du lieu, nous faisons état avec la plus grande empathie du monde de la façon dont nous percevons l’histoire du Proche-Orient, comme étant avant tout la nôtre. La complainte des touristes de Palmyre est ainsi un écho des interrogations permanentes sur les « interventions occidentales » qui apparaissent systématiquement comme la solution à tout conflit dans la région.
De quoi parler, dès lors, et comment en parler ? Cet article n’a pas pour but d’interdire aux gens ne venant pas du Proche-Orient d’en parler, mais davantage d’inciter à la caution : ce n’est pas notre position de nous substituer nous-mêmes aux gens qui vivent leur propre histoire. Il est dangereux de renvoyer systématiquement les Levantins au statut au mieux de témoins, au pire de figurants, dans leur propre histoire, dont les héros ne seraient que les « Occidentaux ».
Partant, il est essentiel de nous prémunir contre un ethnocentrisme facile et réducteur. En un mot, Palmyre n’est pas « à nous », quoiqu’en disent tel ou tel site plus préoccupés à détourner le conflit syrien à des fins de récupération idéologique en France que de véritablement énoncer une sympathie envers le peuple syrien. Il est important, vital, non seulement de laisser les Syriens parler de leur propre patrimoine, mais encore, de les inviter à le faire, bien plus que les touristes européens. L’investissement systématique de lieux remarquables par nos propres mythifications risque en permanence de faire glisser le pivot de l’histoire du Proche-Orient vers l’Europe et les Etats-Unis. Alors que son existence même est menacée, il est essentiel de ne pas détruire ce que le lieu veut dire alors que certains souhaitent détruire ce qu’il est, étant entendu que déposséder un peuple de sa capacité de faire sens des événements qui lui arrivent, mais également de parler de son histoire et de ses monuments, est une forme d’asservissement.
(1) Londres : Routledge & Kegan Paul, 1978 (en Anglais)
(2) « L’EI détruit la prison de Palmyre, symbole de la terreur du régime », L’Orient-le-Jour, 1 juin 2015.