Billet de blog 2 octobre 2010

Pierre Cornu

Abonné·e de Mediapart

Est-ce ainsi que les Français veulent vivre ?

«La souveraineté est-elle une idée morte?», demande Pierre Cornu, historien (université Clermont-2). Tentant d'aller au-delà de l'exégèse du discours de Grenoble (lire Le discours de Grenoble, point de non-retour du sarkozysme), il propose d'aller au-delà de la vision protestataire pour «penser la configuration politique en termes de souveraineté en action».

Pierre Cornu

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

«La souveraineté est-elle une idée morte?», demande Pierre Cornu, historien (université Clermont-2). Tentant d'aller au-delà de l'exégèse du discours de Grenoble (lire Le discours de Grenoble, point de non-retour du sarkozysme), il propose d'aller au-delà de la vision protestataire pour «penser la configuration politique en termes de souveraineté en action».

La colère et l'intelligence font rarement bon ménage en matière politique. Mais il est des circonstances où l'une et l'autre sont requises et fondent ce qu'on appelle le courage. Et c'est bien de cela que nous avons urgemment besoin.
Depuis août 2010, le président de la République, une partie de ses ministres et des élus UMP de l'Assemblée nationale et du Sénat ont fait un choix: celui de rompre sans retour avec les principes fondateurs de la république, et d'accueillir dans l'espace démocratique les passions les plus viles et les plus destructrices. De même que le temps des hésitations politiques est clos au sommet de l'État, le temps de l'analyse et de la critique du sarkozysme doit être clos dans ce qui reste de l'espace du débat public. La colère et l'intelligence, trop longtemps niées et méprisées, doivent désormais entrer en action.
Certes, dans ce naufrage de la droite de gouvernement et des institutions de la Cinquième République, il reste des responsabilités à établir, des collusions et des forfaitures à mettre en lumière. Ce sera pour plus tard, pour l'heure des comptes - si nous avons la chance de la vivre, et de ne pas être rangés par nos propres enfants aux rangs des complices.
L'urgence véritable, c'est donc de poser, ici et maintenant, en paroles et surtout en actes, la question de la légitimité de l'exercice du pouvoir par ceux qui ont fait le choix du reniement des principes républicains.
Les élections de 2007, présidentielle et législatives, fondent-elles encore cette légitimité? En droit, oui. Mais le droit de la démocratie représentative n'est pas supérieur au principe qui la fonde, à savoir la souveraineté du peuple héritée de la Révolution et inscrite dans la Constitution. Par la démocratie représentative, un peuple accepte d'aliéner la conduite de son devenir à des institutions et aux individus qui les incarnent pour une durée déterminée.
Mais cette aliénation ne saurait avoir une force supérieure à celle du principe de souveraineté, dont elle n'est qu'une modalité. Il appartient donc au peuple, non pas seulement quand il est convoqué et dans la forme contrainte par laquelle il est invité à s'exprimer, mais à chaque fois que le pouvoir qui s'exerce en son nom touche au contrat social fondamental, de recouvrer sa souveraineté pleine et entière et de dire, par tous les moyens qui lui semblent bons, si la modification du contrat social lui agrée ou non.
Le chef de l'État, le gouvernement, la majorité parlementaire sont entrés dans un processus dont les traductions législatives et réglementaires s'opposent de plus en plus nettement et brutalement aux principes du contrat social défendu et instauré par les forces issues de la Résistance, sanctuarisé dans le préambule de la constitution de 1946 et en grande partie repris dans les textes fondateurs de l'Union européenne. Les dirigeants actuels savent pertinemment que ce processus les mènera à court terme à une révision constitutionnelle importante, et sans doute à une crise européenne. Mais comme ils n'ont pas la force de les imposer encore, ils pratiquent la politique du fait accompli, justifiant le reniement progressif des principes fondateurs par de soi-disant menaces à l'ordre et à l'identité du pays et par des «attentes populaires» postulées. Le peuple, assimilé à une «majorité silencieuse» veule et craintive, est ainsi cyniquement convoqué pour justifier sa propre aliénation, et permettre la dénonciation haineuse des «bien-pensants» et autre «milliardaires de gauche» qui ne comprennent pas ses «problèmes concrets».
Mais tout cela n'est qu'amusement. L'horizon du pouvoir, c'est 2012: une bataille de la communication qu'il lui faudra impérativement gagner - et l'on voit déjà sur quels thèmes -, pour justifier a posteriori toutes les mesures prises dans l'intervalle. Et surtout, pour réaliser le coup de force constitutionnel dont il a besoin pour liquider les contre-pouvoirs politiques, sociaux et médiatiques encore en place.
La menace n'est pas un fantasme: en Italie, démocratie ridiculisée par ses élus, elle
est déjà une réalité. Aux États-Unis, la droite du parti républicain hystérise la vie politique et appelle ouvertement au lynchage et à l'autodafé. Dans l'Europe du Nord, les passions identitaires font oublier les vertus de la tolérance et de la patience. Partout les États nationaux perdent le contrôle de la circulation des richesses; et partout ils se transforment en gendarmes et en bonimenteurs pour faire oublier aux nations la fin du rêve de leur émancipation. Une passion purificatrice mortifère est à l'œuvre dans les vieilles démocraties, instrumentalisée par des élites qui pensent pouvoir la contrôler pour mieux asseoir leur pouvoir défaillant, dans la crise planétaire du modèle de développement industriel et capitaliste dont elles sont issues.
Le peuple souverain de ce pays peut-il donc attendre 2012, et un scrutin qui a toutes les chances d'être manipulé par la fabrication d'événements déstabilisateurs, pour exprimer son opinion sur ce basculement? Évidemment non. Se taire aujourd'hui, rester chez soi, vaquer à ses occupations, c'est accepter tacitement le discours de Grenoble du président de la République et ses conséquences législatives, humaines, morales. C'est faire de la France, symbole depuis plus de deux siècles de l'idéal démocratique et des principes humanistes, le symbole de leur abandon. La presse internationale, déjà, se charge du service funèbre de nos grands principes... La rue, seule, peut encore les relever. Intelligence et colère, décidément, sont les bienvenues.
De fait, tout a été dit sur l'indignité du discours de Grenoble et de la politique qui en découle. Avant encore, des penseurs, des artistes, des élus, des citoyens engagés dans l'action sociale, syndicale ou culturelle, ont dit leurs craintes face à la tentation antihumaniste qui travaille une partie des dirigeants politiques français depuis 2002 au moins, et qui s'exprime de façon décomplexée et irresponsable à la tête de l'État depuis 2007. Les choix éthiques sont donc clairs. Mais si l'indignation est nécessaire, elle n'est pas suffisante. Surtout, elle ne doit pas servir de caution à un purisme sacrificiel ou à un désengagement misanthropique.
Si le peuple est souverain, il n'est pas doté de conscience, et rien n'indique qu'il ne validera pas, comme en 2007, un choix contraire aux principes hérités, mais qui semble défendre plus efficacement les chances de son propre devenir dans un siècle qui paraît devoir être celui d'un choix tragique entre dominer ou subir, écraser ou être écrasé.
On ne fait pas de sermon au peuple: on l'éclaire par la connaissance. Or, l'indécision qui paralyse le peuple souverain face à la contre-révolution qu'il subit et qui menace de le priver d'une part essentielle de sa dignité politique au nom de sa survie matérielle, s'explique en grande partie par un déficit d'information rationnelle et prévisionnelle sur les options qui lui sont proposées.
C'est en effet une chose de dire que le démantèlement des services publics, la méfiance à l'endroit de la jeunesse et le rejet de l'Autre sont porteurs de souffrance et d'injustice. C'en est une autre d'expliquer, avec les instruments et le vocabulaire rigoureux des sciences sociales, qu'il y a une contradiction fondamentale entre les défis sociaux, économiques, environnementaux et stratégiques du 21e siècle, et une politique de repli frileux sur un pré carré national fermé à tout métissage et à tout échange véritable.
De même, c'est une chose de dénoncer l'iniquité de la politique économique et fiscale du gouvernement actuel - écrasement du travail et compassion pour les exilés des paradis fiscaux -, et c'en est une autre de démontrer que l'élite capitaliste de ce début de siècle ne constitue plus depuis longtemps une classe d'entrepreneurs, et que la société n'a rien à attendre des rentiers de la spéculation internationale en termes d'innovation et de création d'activités. Le modèle promu par la contre-révolution sarkozyste n'est pas seulement inique, il est voué à l'échec, car fondé sur la consomption de toute valeur dans une logique comptable ignorante de la complexité et de la fragilité de la richesse véritable, faite à la fois d'espace, de ressources, de travail, d'échanges, d'institutions et de services, de pensée du présent et de souci de l'avenir.
C'est une chose, enfin, de dénoncer la brutalité de la gestion policière de la question sociale dans les villes et de la chasse aux migrants illégaux, c'en est une autre d'expliquer que la réintégration des exclus et l'intégration professionnelle, scolaire et civique des nouveaux arrivants est la clé de la régénération d'un modèle social et national efficace, seul capable de donner une chance à la France et à l'Europe dans les décennies prochaines.
Qui pourrait croire, en effet, que c'est en courbant l'échine, en se résignant à la précarité et en oubliant créativité, sens de l'accueil et goût du partage que les Français, et plus largement les Européens, trouveront leur place dans l'ordre économique en gestation? Parier sur une stratégie du struggle for life, «nous» contre «eux», c'est faire le choix du nihilisme: le 21e siècle sera coopératif et fondé sur le savoir ou il ne sera pas; et l'Europe apportera la sagesse tardivement acquise de son expérience traumatique de l'ère industrielle et de l'imperium mondial, ou elle s'engloutira d'elle-même dans une sénilité hargneuse et impuissante.
Bien entendu, il est difficile de diffuser largement de telles informations et de telles analyses prospectives sans leur faire perdre le souci du fait documenté, le sens de la nuance et les limites de tout savoir. Mais le peuple français est éduqué, informé, éveillé à la chose politique depuis assez longtemps pour ne plus être pris pour un enfant. En tout cas, il n'est pas plus irrationnel et irresponsable que l'élite dirigeante qui prétend le soumettre à ses caprices.
Donc, il n'y a pas d'autre solution que de faire confiance à ce peuple, et, plus encore, de l'inciter à se faire confiance lui-même. Non pas seulement dans le secret de l'isoloir, mais dans l'acte même de l'affirmation de la souveraineté, les deux pieds sur le pavé de l'espace public.
Il n'y a pas de fatalité à l'aliénation des peuples à des oligarchies qui, seules, sauraient comprendre les enjeux du siècle. Il n'y a pas plus de fatalité à un choc des puissances qui contraindrait les peuples à accepter de nouveau le joug. La Révolution française avait fait de l'idée du bonheur sa cause, son combat, son horizon; si la France du 21e siècle se fait la porteuse du choix inverse, elle aura perdu beaucoup, pour ne gagner que des désillusions.
La souveraineté est-elle une idée morte? Ce choix, c'est aujourd'hui qu'il se dessine.
Avec de fragiles îlots de régénération du vivre-ensemble, et une mer grise de souffrance et de résignation, qui menace de tout submerger. Accepter le discours de la peur, c'est se condamner à la peur. Accepter l'élimination des faibles, c'est se préparer à leur destin.
Aliéner sa souveraineté, c'est devenir le spectre d'un peuple. Est-ce ainsi que les Français veulent vivre?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.