C’est cousu de fil blanc et en même temps de fil noir, et cela peut se répéter à l’identique comme si le deuil, la douleur, pouvaient se répéter à l’identique : « Les violences contre les forces de l'ordre place de la République sont indignes. Respecter ce lieu, c'est respecter la mémoire des victimes. » (tweet de Valls). « La place de la République est devenu un lieu de recueillement. L'attitude de quelques uns est indigne pour la mémoire des victimes. » (tweet d’Anne Hidalgo). Ceux que l’on accuse ici, à juste titre, d’indignité sont ceux qui ont jeté sur les CRS les bougies du mémorial improvisé en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre. Mais il est remarquable que ces actes, sans être clairement désignés, servent d’appui pour redéfinir officiellement la fonction d’une place : la place de la République (à Paris, mais il faudrait en citer d’autres, celle de Limoges par exemple) est devenue en quelques mots lieu sacré de la République laïque, ce lieu où la mémoire des morts se sépare d’une autre mémoire, celle qui en faisait le point de rassemblement et de départ des manifestations de la gauche et des syndicats.
Une mémoire se dresse contre l’autre, comme si cela allait de soi, et dans l’urgence. Il s’agit cependant de savoir si l’état d’urgence, qui permet d’interdire toute manifestation, vise à prévenir des crimes ou à se prévenir des vivants en évoquant les morts ; s’il s’ancre dans un impératif de sécurité ou s’il se justifie par un devoir du deuil ; si ce qu’il vise à instaurer, c’est la paix sociale ou ce que Locke nommait en parlant des régimes autoritaires où l’opposition est muselée « la paix des cimetières ». Il s’agit de savoir si le nouveau quadrillage de l’espace qu’implique l’état d’urgence doit trouver son symptôme dans la sacralisation laïque de la place de la République, assurée avant tout par un ancien ministre de l’Intérieur redevenu pour l’occasion ministre des cultes, et si cette sacralisation peut vraiment se nommer respect et mémoire.
Puisqu’il n’est question que de cela, de respect et de mémoire, rappelons quelques faits. Les manifestations de gauche ont toujours été régulièrement accompagnées sur leurs marges de groupes revendicatifs violents, qui les détournent de leur sens pour leur donner comme unique finalité un affrontement direct avec l’Etat. Ces « casseurs » ont toujours été les alliés objectifs des pensées politiques visant à réduire le sens des manifestations au même affrontement direct. Normalement ce sont des pensées de droite, cependant la gauche, quand elle est au pouvoir, tend à utiliser la même rhétorique tout en s’en défendant. Mais quelque chose a changé après les premiers attentats qui ont atteint Paris cette année : le 11 janvier, un immense rassemblement a rendu hommage aux victimes du terrorisme et manifesté son soutien à la République, entendue comme champ politique de la liberté de croyance, d’opinion et d’expression. La manifestation et le recueillement partaient du même lieu, la place de la République, pour suivre le même mouvement.
Après les attentats du 13 novembre, l’état d’urgence les a dissociés. La place de la République a été pendant quelques jours un espace transitoire de rassemblements à la fois interdits et tolérés, où des « personnes » venaient se recueillir en silence et allumer des bougies tandis que les haut-parleurs de la police leur demandaient d’évacuer les lieux. Cette transition est terminée. Ce qui était toléré, mais tout de même interdit, à savoir la transformation de la place de la République en lieu de recueillement collectif, s’est officialisé : la transgression de l’état d’urgence par les « personnes » en deuil devient la règle qui permet de redéfinir l’action violente de quelques « individus » sur la même place comme un acte de profanation (que la plupart aient utilisé d’autres projectiles que des bougies n’entrent alors plus en ligne de compte). Dès lors le sens de toute manifestation partant de la place de la République, une fois réduit aux actes violents qui l’accompagne, est annihilé par l’offense faite aux morts ; l’illégalité de la manifestation touche l’illégitimité absolue, et c’est déjà participer à la profanation que de braver l’état d’urgence pour d’autres motifs que le deuil.
La place de la République a donc changé de statut, sinon de statue, en un temps extrêmement bref. Ce changement confirme une évolution un peu plus lente dans la définition de la République elle-même : celle-ci n’est plus la chose commune, que les citoyens s’approprient sans se l’approprier par des prises de position (qui sont aussi des prises de places) nécessairement diverses. La République une et indivisible dans ses différences se retire dans ou devant sa propre unité souveraine, devant l’unité de la souveraineté elle-même, qui défend l’ordre contre l’expression publique, assure la sécurité au détriment des libertés, régit des sujets sans écouter les citoyens. A l’horizon, cette République n’est que puissance souveraine, laquelle a toujours veillé sur la vie en s’appuyant sur la mort, unifiant le sens politique en l’absolutisant, économisant la mort en en faisant usage et profit, sa mémoire et son sens s’assumant dans et par l’Etat qui affirme sa survie à travers « ses » morts.
Cette économie de la mort s’articule aujourd’hui avec une écologie officielle partant du principe que la survie des populations dans l’avenir se décide entre chefs d’Etats et non dans la rue. L’écologie officielle n’a pas vraiment de rues pour marcher, mais elle a sa place d’institution, la place de la Concorde, qui a toujours été celle de la souveraineté monarcho-républicaine. L’écologie officielle de la Concorde et le deuil officiel de la République sont alors les deux faces d’une même confiscation du sens, impliquant la confiscation de la place de la République, aménagée au XIXème siècle précisément pour faire pendant à la place de Concorde. Or respecter les morts ce n’est pas confisquer le sens de la mort et le plaquer dans un lieu transformé pour être déserté ; c’est continuer un deuil silencieux et dans ce silence retrouver des mots pour que la politique reste contestations et débats. Que la République souveraine garde plutôt la place de la Concorde en rendant celle de la République, point d’ancrage des sens multiples qu’expriment les manifestations de rue, place de la démocratie, place du recueillement et des manifestations.