Pour Christine Larpin, médecin bénévole à Médecins du monde, l'immigration tunisienne en France témoignait ces dernières années des «conditions de vie indignes» que subissait cette population dans son propre pays. Révélant l'inanité des politiques migratoires hostiles du gouvernement, la révolution de Jasmin doit être l'occasion «de réinterroger nos concepts de globalité et de partage».
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«Sans doute avons-nous sous-estimé, nous la France, cette aspiration de nos amis tunisiens...» déclarait Nicolas Sarkozy lors de sa conférence de presse élyséenne tenue le 24 janvier dernier. Mais comment entendre ce «sans doute» prononcé par le président de notre République ? Car nous savions...
En effet, depuis des années, nous savions, nous témoignions et nous alertions avec d'autres, à partir de nos observations de terrain en France et en Europe, de l'injustice lisible dans les motifs de leur migration forcée et de son impact sur les indicateurs de santé au sein de ces populations. Comme nous témoignions par ailleurs des conditions de vie indignes de nombreuses autres populations, Afghans, Irakiens, Somaliens, Ivoiriens, Roms de Bulgarie, qui viennent nombreux chercher refuge et espérer un avenir meilleur chez nous.
Nous, Médecins du monde, sommes à Berre avec les travailleurs sans papiers, jeunes diplômés tunisiens embauchés dans des serres agricoles et sans droit aux soins. Nous témoignons à Calais et dans nos centres de soins et d'orientation de la maltraitance quotidienne faite aux demandeurs d'asile originaires de pays en guerre, de la surdité de l'Etat français aux appels du Haut comissariat des nations unies pour les réfugiés (HCR) et du Parlement Européen. Nous étions lors de la marche Paris-Nice auprès des travailleurs sans papiers du Mali, de Mauritanie, d'Algérie, du Sénégal et de Bamako, où Médecins du monde épaule l'Association malienne des expulsés pour dire et écrire la violence du parcours migratoire, les morts sur la route et la mer, et dénoncer le sort réservé à ces hommes et femmes devenus illégaux du fait des politiques d'immigration élaborées dans la seule logique sécuritaire et économique.
«Sous-estimées» sans aucun doute les demandes de cette jeunesse tunisienne, qui dans sa révolte réveille notre conscience collective, nos valeurs républicaines et nous appelle à des choix politiques éclairés et équitables. Il serait aussi irresponsable de sous-estimer cet appel des peuples du Sud qui nous parlent de liberté, d'espoir et de ne pas le saisir pour nous interroger sur nos peurs et sur le regard que nous portons sur les étrangers, un regard souvent aveugle aux motifs réels et tragiques qui poussent ces derniers à quitter leur pays.
Il y a ainsi urgence aujourd'hui à dénoncer le sort réservé à ces hommes et à ces femmes, migrants qui ont subi dans leur pays des pressions militaires ou armées, économiques ou écologiques. Et rappeler que l'immigration est une richesse pour notre pays -qu'en France comme ailleurs, les immigrés contribuent à l'économie, à la démographie et à la culture de notre société, et que quoi qu'en disent les hommes politiques, prêts à tabler sur la peur comme seul dénominateur commun entre les citoyens, c'est le vivre ensemble et la diversité qui bénéficient au plus grand nombre et à chacun.
Comment également accepter l'inacceptable ? Les camps libyens, l'externalisation du contrôle de l'espace européen à des pays tyrans, les accords économiques de développement soumis à la signature des accords de réadmission. Comment laisser mourir sans rien dire ces hommes aux portes de l'Europe, comment supporter ces trafics humains, ces charters ou ces passeurs ? Comment ne rien dire sur les impasses que crée la procédure Dublin ?
Parler de migration, c'est avant tout parler du monde, sortir du champ réducteur de notre nation. Mais c'est aussi parler de notre identité nationale, européenne, de nos valeurs, de notre espérance commune, de notre goût de la liberté et de la fraternité. C'est affirmer que nous n'avons pas peur de la pluralité et c'est enfin jouer le jeu de l'intégration confiante. Parler de migration, d'immigration c'est aussi réaffirmer notre pacte social, la nécessité d'arbitrages justes et de solidarité, et c'est enfin relire notre rapport au monde à travers notre politique étrangère et économique.
Comme médecins, nous sommes aux premières lignes de ces mouvements humains, de ce vouloir vivre ou souffrir de vivre, et nous savons clairement que l'accès à la santé est le socle de base de cette solidarité universelle. Refuser, en France, d'accorder l'accès aux soins à des personnes migrantes en attaquant l'Aide médicale d'état ou la possibilité de séjour pour soins à des personnes étrangères malades, pour des raisons purement électoralistes, est un jeu dangereux. On peut exiger la fermeté et la régulation, mais il faut lutter néanmoins contre l'injustice, à un moment ou notre système de santé est considéré par certains plus comme une source de profit que comme un bien commun. Toucher à l'accès aux soins des plus précaires, c'est remettre en question ce qui doit nous unir, l'équité fondamentale entre malade et bien portant, entre vivant et vivant menacé, cette humanité partagée et universelle qui nous permet d'avancer. Parlons d'organisation, de gestion de notre système de santé collectif ; posons-nous les vraies questions, mais ne stigmatisons pas et ne faisons pas le pari risqué que pour manoeuvrer dans un jeu complexe, l'impasse et le choix d'une rentabilité à court terme sont les seules solutions valables. Nos économies peuvent gérer un dispositif d'accès aux soins ouverts à tous sans discrimination. Parlons de gestion responsable mais pensons solidaires. Et pour ça nous avons besoin d'un arbitrage démocratique, de choix politiques clairs et éclairés pour faire la part entre les différents lobbys, les pressions économiques et préserver l'éthique générale de notre assurance maladie collective.
Les événements tunisiens nous poussent à accepter et à reconnaître une forme d'universalité et de responsabilité partagée. Ils nous appellent aussi à renforcer ce socle de valeurs communes et de solidarités qui font d'un espace un lieu de vie. C'est estimer aussi que chaque homme, en Tunisie, dans le Sahel ou ailleurs peut nous amener à réfléchir sur nos rapports à l'autre, nos choix de société, et réinterroger nos concepts de globalité et de partage.