Billet de blog 4 février 2011

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Le monument-Timoune

Auteure et professeure de littérature à l'université de Tunis, Samia Kassab-Charfi* raconte l'histoire du combat d'Édouard Glissant pour la liberté, aux côtés des «transhumants», ceux «qu'un atavisme n'a pas vissé au sol continental». 

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Auteure et professeure de littérature à l'université de Tunis, Samia Kassab-Charfi* raconte l'histoire du combat d'Édouard Glissant pour la liberté, aux côtés des «transhumants», ceux «qu'un atavisme n'a pas vissé au sol continental».

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Glissant est parti. Lui qui n'aimait pas le monumental, qui rêvait pour les architectes nouveaux une formule qui puisse figurer l'invisible et non plus l'écrasant monumental, il nous laisse le plus grand monument qui soit : sa pensée.

Ceux qui ne le connaissent pas demandent : qui est-il ? En quoi croyait-il ? D'où venait-il ? La question originelle ne l'amena pas, lui Martiniquais, à revenir en Afrique. Après la Traite, l'Antillais ne peut plus retourner en arrière, il a perdu définitivement le Pays d'Avant. Il le dira en 1960 dans Afrique, chant 4 du Sel noir : c'est elle «en moi, et non pas moi en elle». Car «nous sommes fils de ceux qui survécurent», écrit-il dans Les Indes en 1956. De ceux qui survécurent à l'enfer du bateau négrier puis à celui de la Plantation.

Survivre pour réécrire l'Histoire et fixer le lieu terrible de la naissance des Noirs des Amériques car, précise-t-il encore en 1969 dans L'Intention poétique, «nous ne naquîmes pas, nous fûmes déportés, d'est en ouest. Un couteau de marin trancha le cordon ombilical». À cause de cela, il voyait en toute île «la forme esquissée d'un bateau» (in La terre magnétique, 2007).

Ni Mère-patrie ni Genèse, mais les remugles insanes des siècles d'esclavage, dont personne ne lamenta avec une telle justesse les douleurs. Il fallait remonter à la source orale, retrouver le premier esclave révolté, le Marron primordial et le saluer, reconnaître un à un les «conquérants de la nuit nue», les esclaves révoltés qui combattirent pour leur liberté et celle de leur peuple, commencer enfin l'Histoire par petites bribes, par bouts interrompus, il fallait faire sortir la parole muette : «déchire cette terre-là, fais sortir les mots comme des filaos !...» (in Le Quatrième siècle, 1964)

Mais comment se satisfaire des infamies de l'Histoire ? Et surtout comment retrouver le diapason poétique après la blesse de l'esclavage ? Il fallait pour lui, après cette somme qu'est Le discours antillais (1981), dans laquelle à la suite de Fanon et de Césaire, il pose tous les problèmes auxquels les Antilles, aliénées, colonisées, se trouvent confrontées ; il lui fallait inventer cette brèche, ce Détour qui redonne accès à l'Autre et l'interpelle, réinventer l'échange qui n'appauvrit ni ne spolie mais rehausse et consolide. Ce fut Poétique de la relation en 1990, avec ce si beau prolongement dix-neuf ans plus tard, Philosophie de la relation. Poésie en étendue en 2009.

Or, cette œuvre qui s'étend, se complexifie, lance ses adresses en connivences mêlées aux autres peuples, amérindiens, africains, vietnamiens, juifs, peuples réels ou imaginaires, Batoutos, ou ceux encore de Rapa Nui, l'île de Pâques, à tous ceux qui dérivent ou ont dérivé, les errants, les déplacés, les transbordés, les «transhumants», tous ceux qu'un atavisme n'a pas vissé au sol continental :
«Indiens Zoulous Noirs Métis Blancs et Arabes et Juifs et Malgaches tant que Chicanos, et tant d'oiseaux, tant de ces oiseaux, immigrants ho ! et passeurs de frontières» (in Une nouvelle région du monde, 2006).

Elle multiplie infiniment la voix des poètes et des artistes, les Rimbaud, les Segalen, Saint-John Perse, Nicolas Guillen, Faulkner, Wifredo Lam, balayant les absolus, célébrant les impatiences et ceux qui laissèrent parler en eux les voix feuillues du langage. Elle ouvre et dessine une autre géographie du monde. Elle escompte qu'on nomme un jour une nouvelle région du monde (2006), sensible aux «arts fragiles», l'art chancaï, l'art bambara, aux «expressions non littérales du suspens du monde».

Ce fut pour nous chose faite en avril 2005, quand le printemps s'illumina de sa poétrie. Il vint s'asseoir face aux ports puniques et nous dire encore ces «concassements d'îlots de mots» inspirés de l'enlacement des mémoires du monde. Sa trace demeurera encore très longtemps chez nous, en Tunisie. Il était de toutes les mémoires et de tous les pays, car : «qu'est-ce, un pays, sinon la nécessité enracinée de la relation au monde ?» (in L'intention poétique).

*Samia Kassab-Charfi est l'une des organisatrices du colloque sur Glissant et son œuvre, tenu à Carthage (Tunisie) en 2005.

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