Une semaine après la validation de la candidature du président sénégalais sortant, Abdoulaye Wade, à l'élection présidentielle, retour sur ces quelques secondes qui ont fait basculer le pays. Par Hélène Alex, journaliste au Sénégal.
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Il a fallu 4 secondes, le 27 janvier 2012, pour que tout bascule. 4 secondes pour que la criminalité augmente de 1000%. 4 secondes pour que l’histoire du Sénégal change.
Ce sont les 4 secondes qui ont suivi l’annonce que la candidature du président sortant Abdoullaye Wade était validée. Des milliers de personnes étaient à ce moment-là rassemblées sur la fameuse place de l’Obélisque, la place-symbole des rassemblements de l’opposition et des mouvements citoyens. L’ambiance avait été bon enfant toute la journée. On attendait la décision du Conseil constitutionnel, qui était en train d’examiner toutes les candidatures. Vers 21h20, les radios qui avaient des reporters campés devant le Conseil ont annoncé la nouvelle. Une grande rumeur s’est alors élevée. Certains souriaient. Comme s’ils étaient impatients d’écrire la suite de l’histoire.
Et tout s’est passé très vite sur la place de l’Obélisque qui a commencé alors à devenir mouvante, comme un bateau qui vient d’heurter un iceberg. Les jeunes sont partis dans des directions variés. Ont déterré des pavés. Soulevé les chaises en plastiques du meeting et les barrières en fer. Les gens ont commencé à dire «Ne restez pas là, ça va chauffer». La tribune, occupée par les leaders de l’opposition, devient la cible de bouteilles en plastique: les leaders tentent d’appeler au calme, mais peuvent-ils contenir cette masse humaine? Les leaders disparaissent très vite. En quelques secondes, c’est le chaos. Des mouvements de foule dans toutes les directions, les premières grenades lacrymogènes, les rumeurs «on va tous vers le palais présidentiel».
Plus personne ne contrôle la foule en colère. Les identités disparaissent, plus de «y’en a marristes», plus de membres du M23, juste des jeunes qui ont envie de tout cramer. La foule devient anonyme, violente. En une poignée de minutes, on note des agressions. Une fille résiste à l'arrachage de son portable, elle est jetée au sol. Comme si le trouble de la situation autorisait tout. Trois journalistes seront tabassés par les forces de l’ordre, dont deux femmes. Un policier sera frappé à mort par les manifestants.
Dans toute la ville, des feux sont allumés sur les routes, des briques sont brisées pour servir de projectiles, des taxis sont agressés. La manifestation semble ne plus rien avoir de politique. Les voyous, les pillards, les infiltrés font exploser la frustration d’un peuple qui tient à sa démocratie, certes, mais qui souffre un martyre quotidien de pauvreté et d’ennui, surtout les jeunes, touchés massivement par le chômage.
Internet ne fonctionne plus, il faut dire que les travailleurs du principal fournisseur d’accès, la Sonatel, viennent de reconduire leur mot d’ordre de grève pour protester contre une mesure gouvernementale de surtaxe des appels entrants.
Dans les autres villes du pays, ça chauffe aussi. Le siège du PDS, le parti au pouvoir, est saccagé à Kaolack. Dans la même ville, celui de la RTS, la radio-télévision d’Etat, est brûlé.
Le pays attendait pourtant cette décision depuis plus de deux ans. Les débats avaient été vifs, les prospectives allaient bon train. La vie politique, économique, sociale, était suspendue à cette question cruciale d’un potentiel troisième mandat du chef de l’état sortant. L’incertitude était totale. Mais cette réponse apportée par le conseil Constitutionnel plonge le pays dans une incertitude encore plus dense. Jusqu’à présent, la délibération du Conseil était la date butoir. Le discours de l’opposition et du mouvement citoyen M23 s’était radicalisé dans les dernières semaines. Désormais, les positions sont clarifiées: pas d’élections avec Abdoullaye Wade, martèle-t-on du côté de l’opposition. Quant à la position du président sortant, dont on pensait qu’elle pouvait s’adoucir et mener à un retrait par la grande porte, elle s’est affichée dans sa ferme volonté de passer en force. Valider la candidature d’Abdoullaye Wade est vu par le peuple en colère comme une provocation. Invalider celle du chanteur Youssou Ndour, très populaire et fermement opposé à Wade, est la goutte d’eau qui fait déborder le vase.
Ces 4 secondes sont celles où les masques sont tombés. Du côté de l’opposition, on est convaincu que le pouvoir n’hésitera pas à frauder les élections, d’autant plus que c’est le Conseil constitutionnel qui proclame les résultats. Il n’y a donc plus rien à perdre, et l’attitude des jeunes délinquants dans cette nuit du vendredi au samedi le montre bien. Des analystes évoquent un scénario à l’ivoirienne. C’est le désespoir qui a jailli de ces quatre secondes. Lui et Abdoullaye Wade sont les grands vainqueurs de ce premier round électoral.